Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/417

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
407
analyses. — hüber. Der Pessimismus.

invité par cette pensée, que toute douleur imméritée est un empiétement de la nature sur la moralité ; cet empiétement, il faudra le réparer, selon une sorte de talion, et rétablir chaque puissance dans son vrai domaine. Or il faudrait n’avoir pas vécu pour ignorer que la vie présente ne suffit point à ces réparations. — Pourtant, quittons cet argument ; il ne vaut rien pour qui sait que la vertu est sans prix et que s’il en est de vénales, elles n’ont de la vertu que le nom et l’apparence et sont assez payées par leur espérance illusoire : « Receperunt mercedem suam, vani vanam. » Parlons mieux, et disons : Ne sont-elles pas perdues, conquises, et à jamais, sur la loi morale, ces libertés, que le mal physique entrave et parfois corrompt, que la mort arrête dans leur perfectionnement, quand elle ne rend pas leur chute irréparable ? car la mort peut être une damnation ; et devant la conscience, dont le jugement final est alors sans appel, il n’importe guère que l’arrêt soit ou non exécuté dans un enfer réel. — Sans doute on dira : Si les individus passent, l’humanité reste. Mais ces individus ne sont pas pour être sacrifiés : la loi du devoir, au nom de laquelle vous leur demandez l’abnégation, les déclare « fins en soi » ; et l’abnégation qu’elle leur impose, c’est celle du « moi haïssable » en faveur de la personnalité vraie, qui est en eux autant qu’en autrui. D’ailleurs, qu’est-ce que cette humanité ? ses membres, en qui seuls elle est réalisée, ne sont-ils pas tous également périssables ? Or le mot de Leopardi : « Que m’importe le bien de l’univers, si moi je souffre irrémédiablement ? » prend un grand sens, quand il devient le cri commun de tous les êtres. — L’idéal, il est vrai, subsiste au fond : au-dessous de cette surface mobile, de plus en plus transparente, il resplendit sans cesse davantage. Mais alors, il n’est plus cet idéal moral, qui donne à ses imitateurs et à ses créateurs (les deux noms leur conviennent) une valeur propre. Le monde moral n’est plus, comme certains l’ont imaginé du monde animal, qu’une pure fantasmagorie, une succession d’images vaines, manifestations passagères d’une puissance despotique, seule réelle, et dont la réalité est pourtant douteuse, puisqu’elle n’est dans les individus où elle s’incarne que comme une illusion. Eh bien ! n’est-ce pas là le pessimisme lui-même ? Et tout l’artifice de Schopenhauer n’a-t-il pas été justement de confondre le règne humain avec le règne animal, déjà rabaissé[1] ?

  1. En fait, tout optimisme auquel manque la croyance en l’immortalité est vacillant. Aristote, après avoir dit que l’homme de bonne volonté peut aisément et à bon marché se rendre heureux, ajoute, non sans mélancolie : « à moins qu’il n’ait le sort d’un Priam ! μὴ ἂν Πριαμιϰαῖς τύχαις περιπέσῃ » (Ad Nic., I, xi, 14), comme si les grands malheurs n’étaient pas la pierre de touche des philosophies. Voltaire, Diderot, les Encyclopédistes, de même ; en vain ils croient au progrès de l’humanité : la mort leur gâte tout. En Allemagne, parmi les philosophes du progrès et du sacrifice de l’individu à l’espèce, voici Herder (c’est M. Hüber qui cite ces faits, sans les expliquer) qui finit par avouer dans une de ses dernières lettres, que « sa doctrine n’a pas réussi à le préserver lui-même du découragement. »