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rait régner sur qui la méconnaîtrait ; qui, tout occupée de rejeter, de repousser de plus en plus loin d’elle d’innombrables âmes, ne verrait pas qu’elle détruit elle-même son domaine et infatigablement agrandit l’empire du mal ! Pauvre théologie, celle qui fait de Dieu le pourvoyeur du démon ! Elle a trouvé son digne interprète dans ce scolastique qui a osé dire que ce serait une partie du bonheur des élus de voir le châtiment des damnés. Jamais cette vérité ne s’était révélée plus clairement : que la pitié même nous oblige d’être, au moins en quelque manière, pessimistes.

Le pessimisme, conclut M. Hüber, ne peut admettre ni l’idéal partout réalisé, qui est le fond du panthéisme, car, dit Schopenhauer, « qu’est-ce que votre Dieu, qui s’abaisse dans le monde, qui se torture, qui se fait mourir une fois à la seconde ?… C’est avec le diable, bien plutôt, qu’il vous faut identifier le monde ; » ni l’idéal souverain ou auteur du monde, « car, dit Hume, si Dieu a le vouloir d’empêcher le mal et ne le peut pas, il est donc impuissant ; s’il a le pouvoir et ne veut pas, il est méchant ; et s’il a les deux, d’où vient le mal ? » Et pourtant le pessimisme ne peut nier complètement l’idéal ; son histoire, telle que nous la présente M. Hüber, est seulement celle de l’affaiblissement et de la renaissance de l’idéal. Que conclure donc, sinon que l’idéal et le réel sont les deux puissances entre lesquelles se partage l’empire du monde, et qu’elles se limitent l’une l’autre, sans toutefois s’entre-détruire ?

Ne se concilieront-elles pas ? Elles le peuvent, dit notre auteur, par le progrès.

Une seule chose, selon M. Hüber, pourrait nous faire désespérer de la conciliation. C’est que la nature fût radicalement ennemie de l’idéal. Or, il n’en est rien. Sans doute, parmi les œuvres de la nature, il en est de mauvaises. Mais parfois aussi elle est pour nous bienveillante, elle contribue à notre bonheur. En vain les pessimistes prétendent nier le plaisir : le plaisir, même physique, est souvent positif, et la suppression du besoin est suivie d’un bien-être qui n’est point le simple apaisement de la souffrance ; les pessimistes eux-mêmes en font l’aveu détourné, quand ils reprochent à ces plaisirs d’être éphémères. Elle fait plus encore : quand elle nous a donné, dans nos sens, autant de magiciens qui transfigurent la réalité brute et l’embellissent, elle nous a mis sur la voie de l’art. Par le besoin, elle nous invite à chercher le mieux ; par son hostilité même, elle nous excite à la vertu et nous fournit l’occasion de mériter. Assurément, ces résultats heureux, elle ne les poursuit pas, et c’est l’homme qui lui impose cette finalité extérieure et imprévue. Toutefois, n’est-ce pas beaucoup qu’elle s’y prête ? qu’elle ne soit point hostile à notre idéal, mais simplement indifférente et préoccupée d’un autre but, qui est le maintien de l’ordre universel ? Déjà, par là, nous devons pressentir cette grande vérité : que notre bonheur ni notre malheur n’est pas, ne peut pas être la fin de l’univers ; et cette autre, qui complète la première : que c’est de nous-