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indique plus avec la même précision l’évolution raisonnée de la doctrine. L’ordre logique et l’ordre historique ne se confondent plus, ainsi qu’il arrive souvent en philosophie, où une idée, parce qu’elle est tombée dans un esprit fécond, mûrit subitement et arrive à son entière croissance, tandis que chez les esprits voisins elle accomplit sa destinée avec la lenteur ordinaire ; ou bien encore cette idée arrive presque en même temps, en des intelligences diverses, à divers degrés de son développement, et offre simultanément le spectacle de ses différentes phases. Ayant à choisir entre les deux ordres, M. Hüber suit la chronologie. Poursuivons pourtant, avec le seul aide de ses indications, la voie qu’il a d’abord ouverte.

Les partisans de l’apathie et du suicide se croient pessimistes bien profonds. Mais le repos de la mort, celui de l’indifférence, qui n’en est que l’image anticipée et la préparation, c’est encore là un idéal, et combien rassurant ! N’est-il pas à notre portée et comme sous la main ? Cette seule pensée est une consolation de tous nos maux, et telle, qu’elle a suffi aux derniers stoïciens. Non, ce prétendu pessimisme n’est pas digne de son nom : il n’a point vaincu l’espérance. En vain il a tenté de détruire l’idéal ; l’idéal est immortel et ne fait que se transformer. Acceptons-le donc ; mais qu’il devienne lui-même la cause du désespoir, l’instrument du supplice universel ! Qu’il serve à nous mieux faire sentir notre misère ! Qu’il soit comme une de ces étoiles inaccessibles, dont l’inutile lueur nous rend la nuit plus sombre encore ! Tel il apparut à Byron. Tel nous le représente M. Bahnsen, quand il déclare le devoir obligatoire à la fois et irréalisable, non parce qu’il dépasse nos forces, il se laisserait approcher, sinon atteindre ; mais parce qu’il est absurde. Une déraison suprême gouverne le monde. L’univers est comme tombé aux mains d’un fou tout-puissant. Il est une mascarade, et l’homme, pour y prendre une part digne de lui, doit être fou, de cette folie que produit le désespoir. L’idéal sombre totalement. En apparence ! car, disons-le, de concevoir l’idéal assez pour en raisonner, pour le dire obligatoire en même temps qu’absurde et impossible, c’est le déclarer intelligible et déjà le réaliser dans une certaine partie de nous-mêmes. Les bouddhistes, ceux de l’Asie ancienne et ceux de l’Allemagne contemporaine, semblent plus conséquents : ils avouent un idéal proposé à nos efforts et offert à nos espérances, mais qui est la négation même de ce monde et de ses biens prétendus ; en sorte qu’aimer l’idéal, c’est haïr le réel. Mais voici que la haine même de la vie, devenant une préparation au néant futur, un avant-goût de l’idéal, nous constitue à son tour, au milieu de la vie vulgaire, une vie surnaturelle et heureuse. Le désintéressement et ses formes diverses, la science, l’art, la vertu, ont des joies en face desquelles s’évanouit tout bonheur physique. C’est la vie vulgaire qui est une mort, et l’anéantissement une renaissance. « Ce qui reste après l’abolition complète de la volonté, dit Schopenhauer, est pur néant aux yeux de ceux qui sont encore pleins du vouloir-vivre. Mais pour ceux chez qui la volonté