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présent. D’un instant entre deux éternités. » La vie entière, devant ce temps où tout s’engloutit, n’est pas davantage qu’un de ces moments dont elle se compose. La mort s’approche ; elle vous tient déjà ; chaque heure, dit Sénèque, est un pas vers elle. Vivre, c’est descendre, marche par marche, dans le sépulcre[1]. « Alors, dit l’Ecclésiaste, je vis qu’il n’y a rien de mieux, sinon que l’homme ait de la joie de ce qu’il fait ; car c’est là son lot. Et qui le fera venir pour voir ce qui sera après lui ? » (iii, 22.) Une inscription trouvée en Etrurie, dans l’hypogée de quelque épicurien, est plus triste encore : c’est le mort qui parle au vivant : « Plus d’un m’a précédé. Je vous attends tous. Mange, vis bien, joue ; viens à moi. Tandis que tu vis, donne-toi du bon temps. C’est tout ce que tu emporteras[2]. » — Mais ce plaisir même, dont on nous invite ici à nous étourdir, nous donne-t-il bien une sûre ivresse ? Non pas : la faculté de jouir est aussi celle de souffrir. Développer sa sensibilité, c’est offrir plus de surface aux coups de la fortune. « S’il est une partie de notre être qui nous soit plus chère, c’est toujours celle-là qui est délicate et exposée aux blessures. » (Ad Marciam, XXII, 1.) Ainsi, la douleur est inévitable : sentir, c’est souffrir. L’épicurisme peu à peu s’assombrit et se tourne en ascétisme : c’est l’existence même qui lui devient odieuse. « Plus heureux est l’avorton, car celui-ci naît vainement, et il s’en va obscurément, et les ténèbres recouvrent son nom… Il a le repos de plus que l’autre. » (Eccl, vi, 35.) — Déjà le stoïcisme, pour avoir ramené la philosophie à la recherche du bien de l’individu, s’était vu, par la voie opposée, poussé au même résultat : après les cyniques, qui associaient le bonheur avec la modération dans les besoins et croyaient par là revenir à la nature, ceux du Portique, voyant qu’il n’y a pas de bonheur pour qui n’est pas entièrement à l’abri des

  1. « L’éclat même des étoiles déjà pâlit,
    Et bien vite, sans laisser de trace, comme
    Un sourire éphémère sur un sombre
    Visage, va disparaître cette splendeur de la nuit !
    Il approche, le temps où l’Ange de la mort
    Viendra, en de noirs tourbillons, emporter
    Et fracasser dans les profondeurs de l’éther les soleils.
    Ainsi le vautour sur
    Les cimes des Alpes détache la neige et commence les avalanches :
    Les mondes en feu s’écroulent,
    Et avec eux la terre et les lunes ; ils entraînent au passage
    D’autres mondes ; tout roule dans la gueule
    Du Néant ; et la voûte du firmament,
    À la suite, s’abat, comme la paupière d’un œil lassé !
    Il n’y a d’éternel que la poussière.
    Les mondes s’en vont. Et l’homme
    Resterait !… Ô folie !

    (Grabbe, cité par M. Hüber.)
  2. « Plures me antecesserunt ; omnes expecto ; manduca, vive, lude, veni ad me ; cum vives benefac, hoc tecum feres. » — M. Hüber ne cite pas le texte et traduit fort librement. Je ne doute pourtant pas qu’il ne s’agisse de cette inscription ; elle est assez fameuse.