Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
399
analyses. — hüber. Der Pessimismus

les brahmes y règnent paisiblement sur des peuples soumis, accoutumés à se contenter dans leur servitude ; et c’est du milieu de ces tout-puissants, du sein d’une race royale, que sort l’apôtre du Nirvâna, Çakya-Mouni. C’est dans Alexandrie, devenue, de toutes les villes du monde, la plus splendide, la première par son commerce, par ses monuments, par ses bibliothèques, par ses savants, qu’apparaît, pour prêcher la doctrine du désespoir et du suicide, Hégésias. Rome, enfin maîtresse de l’univers, et bien éloignée encore de pressentir sa décadence, eut à son tour son philosophe pessimiste : ce fut un empereur, et, ce qui était plus, un stoïcien, Marc-Aurèle. Charles-Quint abdiquant prononce ces mots : « J’ai eu une longue vie, et jamais un plaisir sans mélange. » Et pour que la doctrine de Schopenhauer se répandît, devînt presque populaire, il a fallu que l’Allemagne montât jusqu’à ce faîte de grandeur militaire, auquel elle avait tant aspiré.

Pourquoi s’en étonner ? Un peuple arrivé au terme de ses vœux est un peuple qui a dépensé tout son élan ; en réalisant son idéal, il l’a épuisé. De plus, cet idéal, étant réalisé, ne saurait le contenter : l’esprit dépasse tout ce qu’il atteint, et Kant a dit : « L’homme ne peut se reposer dans la jouissance. » Et comme ces époques d’assouvissement sont en même temps des époques de lassitude et de stérilité pour l’esprit, il demeure aussi incapable d’enfanter un idéal nouveau que de se contenter de l’ancien. Ainsi voilà un peuple sans idée, et sans espoir, sans désir d’en retrouver une : il est désenchanté ; il croit ses destinées finies ; il va s’assoupir dans cette pensée pleine d’indolence. Il est mûr pour le pessimisme.

Non qu’il y tombe d’ordinaire brusquement : bien loin de là. C’est lorsqu’il est le plus près du désespoir qu’il y pense le moins. Quand l’État disparaît (car un État n’est plus, si ce n’est en apparence, quand il n’a plus d’idéal), quand l’homme, perdant l’esprit d’abnégation, dépouille la dignité de citoyen, l’individu subsiste, et avec lui son idéal propre : un bonheur immédiat et qui ne serait qu’une continuité de plaisirs. C’est alors qu’un Aristippe trouve à répandre sa morale, pleine d’indulgence, ennemie des soucis, souriante : faut-il dire sa morale ? ou plutôt son art de réunir et de savourer les voluptés ? L’homme alors s’ouvre de toutes parts au plaisir ; par tous ses sens, par toutes ses facultés, il veut aspirer la jouissance.

Ce joyeux, ce confiant abandon ne dure guère. Epicure déjà sait que la nature n’est point notre amie ; que le plaisir physique, surtout quand on le cherche au lieu de l’attendre, se paye chèrement. Et avec ce premier aveu commence la désillusion ; le charme est rompu. Epicure se rattache aux plaisirs intellectuels, plus sûrs ; les joies que la nature nous envoie sont pauvres ; sachons les compléter par notre habileté à en jouir, par l’espérance, par la réflexion, par le souvenir. Il essaye ainsi de vaincre le temps, d’échapper à cet inexorable ennemi de nos joies. C’est en vain : de toutes les choses humaines, le plaisir est la plus éphémère. « De quoi sommes-nous maîtres ? dit Marc-Aurèle. Du