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j’en savais, c’était qu’elles étaient d’autres parties) d’où la douleur s était retirée. La douleur elle-même était aussi intense, peut-être plus vive, mais d’autre part j’en avais un sentiment plus vif ; mon gémissement n’était plus une simple et fidèle représentation au dehors de ce qui se passait en moi ; j’éprouvais vaguement que je faisais un appel à la sympathie ; — à qui ou à quoi, je ne savais, car il n’y avait là ni chose ni être humain. J’allais pousser un gémissement plus fort au moment où une pression nouvelle et terrible pénétrait en moi, quand, en face de moi, à la gauche de ma douleur, apparut cette jeune fille avec ses pieds mignons et ses jolis bas bruns de Zingari… Je sentais aussi distinctement que si quelqu’un me l’eût dit haut que je ne devais pas crier, que ce n’était pas le moment.

Alors survinrent le froid et les convulsions de l’agonie, qui m’agitèrent deux ou trois fois ; c’était si horrible que la jeune fille s’en alla ; il ne restait en moi que l’obscurité et cette douleur immense qui me torturait le côté droit. Une force de fer comme celle d’un million de chevaux me tenait ; on me soulevait de l’endroit où j’étais, tandis que je me semblais à moi-même une autre force d’un million de chevaux qui ne voulait pas être soulevée ; la douleur était de celles qu’on se rappelle toujours. Cependant je fus enlevé ; l’obscurité s’épaissit (j’allais si vite) ; tout vibrait ; la pénible agonie vibrait plus vite ; je gémissais, je me débattais, je frappais du pied ; tout était convulsion et torture ; ma tête semblait venir à la surface ; un jet d’air et de lumière perça les ténèbres ; des voix m’arrivèrent et des mots. Je reconnus qu’une dent était lentement tirée de ma mâchoire ; alors j’implorai, d’une façon véritablement terrestre, comme si c’était trop et qu’on dût me laisser tranquille maintenant que ma tête sortait ; alors j’avalai de l’air, je fis un effort de la poitrine, je trouvai que mes bras prenaient quelque chose de dur, saisissaient la chaise ; je me levai tout ébloui juste comme le dentiste jetait la deuxième molaire droite de la mâchoire supérieure. »


À propos de ce récit, on peut remarquer d’une part que la conscience supérieure ne semble pas avoir complètement disparu, puisqu’il restait certaines émotions et certaines idées très-générales de relation avec les agents extérieurs. D’autre part, on peut se demander si la conscience partielle qu’avait le narrateur pendant l’anesthésie n’est pas, dans la description, pour ainsi dire l’extension réflexe des idées qu’il eut en reprenant conscience. Quoi qu’il en soit, il est clair que certains éléments de conscience disparurent, que d’autres