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Mais nous ne voulons pas perdre le droit de mépriser ou de haïr. — Je hais l’être mauvais, parce qu’il est le mal. Comme la beauté m’enchante, la laideur m est odieuse ; rien qu’à la considérer, cette discorde envahit mon âme et menace de la détruire, en troublant ses harmonies intérieures. — Mais si cet être est le mal. voire haine est sans pitié. — Craignez-vous maintenant que nous haïssions avec trop de violence ? La justice n’exclut pas la miséricorde. Il n’y a pas de condamnation définitive ; la haine se mêle de pitié et d’espérance : de pitié pour l’être coupable, parce que sa laideur morale, avant d’être douleur pour les autres et désordre dans le monde, est sa propre folie, sa propre ruine, le suicide de son âme ; d’espérance aussi, parce que cet être étant quelque chose de Dieu, sa nature n’est pas le mal absolu, parce qu’il y a bien de l’ignorance dans sa faute, parce qu’un jour viendra où, comme ces silènes antiques qui, dans leur poitrine entr’ouverte à la place du cœur laissaient voir l’image d’un dieu, toutes ténèbres s’étant dissipées, il réapparaîtra Dieu dans sa splendeur originelle.

Quel que soit le jugement qu’on porte sur les opinions particulières de M. Ravaisson, ce qu’il faut garder de lui, c’est cet esprit même, c’est ce sentiment de l’unité, c’est son amour du beau, par lequel il rappelle les philosophes de la Grèce. Au moment où, renonçant à l’étude de l’homme pour faire de la psychologie, à la métaphysique pour faire de la théodicée, l’Ecole écossaise se déclarait indépendante des sciences positives et prétendait isoler l’homme, comme un être miraculeux, sans rapport avec la nature, qui nourrit son corps et l’aide à faire son esprit, M. Ravaisson, peu satisfait de ce monde divisé d’avec lui-même, a montré que l’homme était corps et âme, et que les mutuelles réactions de ce qu’on regardait comme deux êtres distincts attestaient leur commune nature. Dès lors la philosophie n’avait pas à sortir de la réalité, mais à vivre en elle et par elle : son œuvre était de préparer la science en la légitimant, et de la confirmer en établissant l’accord possible des prétentions de l’esprit et des nécessités naturelles. Peut-être en reviendra-t-on à reconnaître avec lui ce dont on ne doutait pas au temps de Descartes et de Leibniz, que la philosophie et la science sont des alliées naturelles, et que le véritable empirique est celui qui, plein de confiance en ce qui est, cherche dans les faits la loi, dans l’expérience la raison, parce qu’il ne doute pas de l’accord de l’intelligence avec la réalité.

G. Séailles.