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qui se montre, qu’on ne prouve pas le beau, qu’on l’éprouve : sans rien refuser à l’idée du beau, il est possible de corriger ce que la méthode esthétique pourrait avoir d’inquiétant pour les esprits scrupuleux en disant : La vérité métaphysique est une beauté qui se prouve. Philosophie, poésie sophistiquée, disait Montaigne.

Après la méthode, un second point a soulevé beaucoup d’objections et donné lieu à plusieurs tentatives : c’est la question de la liberté. Nous présenterons l’objection dans toute sa force. Le moral est partout, dit-on ; la vraie moralité n’est nulle part. Dans un élan d’amour. Dieu a créé le monde par son anéantissement, comme une flamme qui, renonçant à son propre éclat, s’éteindrait elle-même : l’origine des choses est sa mort partielle, leur progrès est sa lente résurrection. C’est toujours lui qui partout présent, partout actif, se cherche et se retrouve : l’individu n’est que l’apparence, il n’agit pas, il est agi. Mieux vaut être homme que Dieu à ce prix. — En second lieu il n’y a de véritable amour que l’amour d’élection. Seule la passion s’impose fatalement à l’homme, qui dans l’élan irréfléchi du désir s’abandonne sans résistance. Or l’amour qui domine notre activité semble irrésistible, et nos actes ne font qu’exprimer la nécessité intérieure qui nous emporte vers le bien. Toute notre liberté consiste à prendre conscience de cet entraînement vers la beauté, et à jouir de notre propre perfection : mieux vaudrait la mériter. Ce n’est pas tout : l’esprit souffle où il veut ; nous recevons notre caractère, nous ne le faisons pas. L’optimisme universel corrige ce qu’a de cruel dans certaines doctrines religieuses cette théorie de la grâce, qui fait des gens de bien les privilégiés, des méchants les maudits d’un Dieu capricieux : mais le mal et l’effort, qui sont des faits, restent sans explication. « Cette doctrine a l’attrait de la sérénité, mais nous n’y trouvons pas les moyens d’expliquer la sainteté du devoir, ni le drame orageux de la destinée. Si tout obéit à l’attrait de l’amour, d’où vient la lutte, d’où vient la haine, d’où vient l’histoire, d’où vient le mal ? Suffit-il de dire que, « sous les désordres et les antagonismes de la surface, tout est grâce, amour et harmonie, » lorsque rien ne fait comprendre l’origine de ces antagonismes et de ces désordres ?… Pour serrer de près la réalité, pour en saisir les grands antagonismes, pour atteindre au terrible sérieux de la vie, pour arriver à l’histoire, il ne suffit pas de l’amour, il faut aussi comprendre la haine, et pour cet effet, dès l’origine et partout, il faut déduire l’amour de la liberté et non pas l’inverse. Toute nature a le fait pour antécédent. Je suis ce que je veux, tel est le dernier mot et le premier[1]. »

  1. Th. Secrétan, Bibliothèque universelle et Revue suisse, novembre 1868.