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Livrés à l’anarchie des désirs contradictoires, les hommes vont au hasard, dans toutes les directions, forces brutales déchaînées, qui se rencontrent, se heurtent, s’écrasent ; la guerre de l’individu contre lui-même devient la guerre de tous contre tous. L’âme belle n’est plus éprise que de beauté, et c’est ainsi qu’en elle fleurit spontanément l’amour des autres, car la société, c’est l’union, et l’union, née de l’accord des âmes, c’est encore la beauté. L’homme, fragment du monde, participe à ses lois, dont la loi morale n’est qu’une déduction ; s’il est l’image du grand monde, plus encore il en doit être le modèle, puisqu’il en est la créature la plus haute. C’est dans l’âme individuelle que nous prenons conscience des lois de l’être ; n’est-ce pas dans cette société d’amour que se révèle la grande espérance des destinées universelles. L’union volontaire dans la charité n’est-elle pas la perfection dernière, dont n’est encore que l’ombre l’unité sous la contrainte d’une loi inviolable ? Si c’est assez de la beauté d’un corps pour nous faire perdre, ne fût-ce qu’un instant, le sentiment de nos douleurs présentes, si c’est assez pour nous ravir à nous-même de cet amour des éléments matériels, qui semblent se concerter et s’associer librement dans une forme d’élection, n’est-ce pas qu’il y a là tout à la fois et le symbole et la prophétie du grand jour où Dieu retrouvera tout ce qu’il a anéanti de lui-même dans la vie et dans la béatitude d’une infinité d’êtres unis mais distincts, du jour où, dans le concert des âmes individuelles, toutes en accord avec elles-mêmes et avec Dieu, s’entendra l’harmonie vraiment divine, cette musique spirituelle, cet hymne éternel des anges, rêves du mysticisme.

Telle est l’œuvre de M. Ravaisson. Ce qui frappe tout d’abord, c’est la logique de cette conception. Tout y découle d’un principe unique : étant donnés Dieu et son acte créateur, la nature et les lois des êtres s’en déduisent comme les conséquences d’un premier théorème. Peut-être l’auteur pousse-t-il un peu loin l’art de dissimuler cette logique partout présente, puisqu’on en a parfois, non sans quelque naïveté, déploré l’absence. La beauté réalisée tient sous le charme et ne laisse pas le loisir de déterminer ses conditions ; elles existent pourtant, et l’esprit attentif les découvre. Ne soyons donc pas dupes de l’emploi fréquent du mot peut-être, de l’apparente négligence de prouver, de l’hésitation à affirmer les conséquences après avoir établi le principe. Il semble que M. Ravaisson, par respect pour celui qui le lit, propose ses idées à la liberté plutôt qu’il ne les impose à l’intelligence, qu’il cherche à persuader plutôt qu’à convaincre, et que, semblable à son Dieu, il ne prétende attirer à sa doctrine que par la beauté qu’il met en elle. Le philosophe a pensé l’œuvre, mais l’artiste a pris la