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séailles. — philosophes contemporains

à tout désir qui naît, elle va vers tout objet qui la tente ; livrée à l’incertitude des fascinations passagères, marchant sans trêve et sans but, perdue, dévoyée, elle est jetée sans guide à travers la vie ; sans avancer d’un pas, elle s’épuise dans ce mouvement perpétuel et en tous sens ; à vrai dire elle n’existe plus ; tout ce qu’elle avait d’énergie s’est dispersé dans les puissances inférieures, dans les habitudes tyranniques, qui tour à tour, selon des résultantes imprévues, entraînent tout l’être : c’est la folie d’un ciel sans soleil, où les astres, sortant sans cesse de leur orbite, attirés, repoussés, déchaînés à travers l’espace, iraient se précipitant au hasard d’attractions capricieuses.

Si l’homme veut connaître clairement ses destinées, que par la science il aille de plus en plus des phénomènes qui passent aux lois qui demeurent, de la diversité des êtres en lutte à l’esprit de paix qui s’efforce de les concilier ; que par la contemplation des œuvres de l’art, auxquelles l’esprit humain confie ses plus chères espérances, il pressente les joies d’un monde où aurait triomphé l’harmonie ; que surtout par la conscience réfléchie de lui-même il saisisse dans sa réalité intime le principe spirituel qui seul, comme il fait l’ordre dans la nature et la beauté dans l’art, peut faire le bonheur et la vertu dans l’homme. La morale ne prétend pas s’imposer par violence. L’âme est un principe d’harmonie, elle est toute beauté, et c’est dans la beauté qu’elle trouve son aliment et sa vie ; elle ne peut y renoncer sans renoncer à elle-même, sans s’anéantir par le désordre qui la disperse et la ramène au néant relatif du monde de la matière. Puisqu’elle est le bien, pour réaliser le bien, qu’elle se réalise elle-même : la vertu est sa loi, son bonheur, sa réalité ; Socrate et Platon disaient vrai, il suffit de connaître la vertu pour la vouloir et pour l’aimer : elle a l’irrésistible séduction de la beauté. Quand, toutes les actions étant en accord, la vie entière forme un ensemble, dont les parties continues se répondent et s’achèvent, une œuvre d’art, construite peu à peu par les efforts successifs d’une pensée sûre d’elle-même et de l’œuvre qu’elle veut accomplir ; quand, subordonnées à l’unité de l’esprit, les puissances inférieures au lieu de se séparer s’unissent, et qu’en une même direction convergent toutes leurs énergies, alors dans cette concorde l’âme, avec la vertu, trouve la plus grande force, et avec la plus grande force, par la conscience de cette existence concentrée, la félicité la plus parfaite ; alors aussi semble être descendue en nous la beauté sereine des nuits étoilées, où dans l’éloignement infini, tous les détails ayant disparu, le tumulte des désordres réels n’arrivant plus jusqu’à nous, pour un instant est réalisé le rêve de l’universelle harmonie.