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causes, c’est ce qu’exigent les besoins de l’esprit, c’est enfin ce que confirme l’expérience intime.

Ne nous est-il pas possible en effet de trouver dans la dégradation successive de notre propre activité, qui, partie de l’effort et de la réflexion, semble retourner à la sûreté de l’instinct par l’habitude, un moyen terme qui unisse les deux extrêmes, opposés d’abord, de la nature et de l’esprit ? C’est un fait qu’un changement souvent répété n’engendre plus seulement dans l’âme une altération momentanée, mais encore que peu à peu il modifie la disposition même de l’âme. L’habitude est donc une manière d’être qui subsiste au delà du changement dont elle est l’effet et le résultat. Or une double loi régit l’habitude. Tout ce qui s’est imposé à l’homme du dehors, tout ce qui a brisé par une sorte de violence la continuité de sa vie intérieure et l’a comme distrait de lui-même, d’un mot tout ce qui est passif, en se répétant de moins en moins, l’affecte et l’altère ; ce qui a été comme l’épanouissement naturel de sa libre spontanéité, ce qui est actif lui devient de plus en plus propre, de plus en plus fait partie intégrante de lui-même, de plus en plus se réalise avec facilité et tend à sortir du fond de son être. Cette double influence de la seule durée du changement se manifeste dès les premiers degrés de la vie organique, règne dans le monde de la conscience et de l’effort, et étend son empire jusque dans les sphères plus hautes de la vie intellectuelle et morale[1].

Mais ces deux effets n’ont-ils pas une cause commune ? Ces deux lois ne seraient-elles pas les corollaires d’une loi plus générale qui les comprendrait en les expliquant ? — Par une apparente contradiction, à mesure que la sensation se prolonge et se répète, à mesure, par suite, qu’elle s’affaiblit, elle devient de plus en plus un besoin. Il semble qu’elle fasse partie de l’âme, qu’elle soit une de ses tendances natives, un de ces appétits naturels, auxquels on ne songe plus, à force de vivre avec eux, qu’au moment où ils cessent d’être satisfaits. Ainsi l’habitude ne reproduit pas la sensation, qui veut une cause externe, mais « elle l’appelle, elle l’invoque, elle l’implore. » Dans l’activité, elle reproduit l’acte même : plus la fatigue et l’effort disparaissent, plus l’action devient facile et prompte, plus aussi elle se transforme en une tendance, qui finit par échapper à la conscience et à la volonté. Les deux lois de l’habitude peuvent donc être considérées comme les effets d’une même cause : « le développement dans l’âme d’une spontanéité irréfléchie, qui pénètre et s’établit de plus en plus dans la passivité de l’organisation, au-

  1. Voyez Thèse sur l’habitude, 1838.