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jaillir les idées de l’esprit du lecteur réfléchi, qui jouit de son activité propre et se croit créateur, quand il ne fait que reproduire et comprendre. Tout se tenant, il n’y a pas lieu d’être surpris qu’une formule, expression d’une loi particulière, comme la monade de Leibniz, enveloppe l’infini. C’est à tort qu’on a reproché l’obscurité à ce mode d’écrire : ainsi que dans la monade, chacun y voit ce qu’il est capable d’y voir et se juge par son jugement.

II


Essayons donc, à la suite de M. Ravaisson, de réaliser l’œuvre dont nous avons tracé le plan, et de réconcilier la métaphysique et la science, en montrant l’identité des objets en apparence si divers qu’elles étudient, dans l’être la raison du phénomène, dans la nature de l’être la raison des lois, dans l’ordre moral la raison de l’ordre physique. — Des choses extérieures, nous ne connaissons que les phénomènes ; nous commencerons par l’étude de nous-mêmes, en qui nous pénétrons jusqu’à l’essence. Où tout se tient et s’enchaîne, la connaissance approfondie d’un détail suffit à révéler ce qu’est l'ensemble. Avec un organe, Cuvier reconstruit un corps ; de quelques colonnes encore debout, de quelques murailles qui s’affaissent, renaît un édifice en ruines. Que sommes-nous, sinon un fragment dans un tout ? fragment précieux, destiné à fixer le regard et à donner le sens de l’œuvre. Dans la vie d’un artiste, il y a toujours une heure fortunée, où les facultés de l’esprit et les habiletés du métier, où les élans imprévus de l’inspiration et le calme réfléchi de la volonté s’accordent pour la production d’une œuvre unique ; ne sommes nous pas cette œuvre des jours heureux ? En prenant conscience de nous-mêmes, nous prendrons conscience du plan dans lequel nous sommes compris et de ce qu’a voulu l’être qui, résumant en nous toutes ses tentatives antérieures, y a laissé le secret de son art. La fable antique est une réalité : la statue s’anime et trouve en elle une âme faite du génie même de son créateur.

« Quand nous rentrons, comme on dit, en nous-mêmes, nous nous trouvons au milieu d’un monde de sensations, de sentiments, d’imaginations, d’idées, de désirs, de volontés, de souvenirs, mobile océan sans bornes et sans fond, qui pourtant est tout nôtre, qui pourtant n’est autre chose que nous-mêmes[1] » D’où vient, si notre vie intérieure est composée de cette multitude de phéno-

  1. Rapport sur la philosophie en France, 1867.