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légitime ambition de faire prendre rang à la philosophie parmi les sciences positives, en venait à manquer à la fois et à la philosophie et à la science : à la science, en en appelant au sens commun pour la solution des plus difficiles problèmes, ce qui n’était qu’un aveu déguisé de scepticisme et d’impuissance ; à la philosophie, en creusant un abîme entre la nature et l’esprit et en déclarant ainsi non-seulement irréalisable, mais encore illogique toute tentative pour satisfaire à ce besoin d’unité qui est le fond même de l’intelligence humaine et comme l’âme de tous les grands systèmes philosophiques.

M. Ravaisson montra l’impuissance de cet empirisme timide et inconséquent, qui renonçait à la philosophie, sous prétexte de la renouveler, et niait la métaphysique en affirmant arbitrairement comme dogmes du sens commun quelques-unes de ses propositions les plus universellement répandues. Disciple d’Aristote et de Leibniz, il voulait qu’on demeurât fidèle à la tradition de ces grands maîtres, à laquelle se rattachaient aussi Platon dans l’antiquité et Descartes dans les temps modernes. Tous s’étaient accordés à considérer le monde, dont l’homme était pour eux une partie et non la moindre, comme un problème vaste, mais unique : problème dont la solution définitive ne devait laisser dans la nature que les corollaires variés à l’infini d’un premier théorème, toujours confirmé par l’expérience. Faire de l’homme un étranger ici-bas, diviser le monde d’avec lui-même, n’était-ce pas renoncer à cette idée que l’univers est un ϰοσμος, où tout est en accord, renoncer du même coup à la philosophie, dont tout l’effort consiste à reproduire l’unité du monde par l’unité d’un système qui réponde à la fois à la réalité objective et au plus impérieux besoin de l’esprit.

Si une philosophie décousue ne pouvait satisfaire aux exigences d’un esprit vraiment philosophique, moins encore répondait-elle aux désirs d’une âme éprise d’ordre, que l’étude des arts et la contemplation de leurs chefs-d’œuvre avait habituée à chercher partout l’harmonie et à considérer la logique elle-même comme une première forme de la beauté. Il était facile à un artiste de saisir en lui-même, et de vérifier par la méditation des grandes œuvres de là philosophie, l’intime parenté qui unit le philosophe au poète. Tous deux ne cherchent-ils pas la loi dans le phénomène, l’idée dans le fait ? tous deux ne sont-ils pas des créateurs, qui comprennent la nature, parce qu’ils refont son œuvre en écoutant sa voix, mais aussi en suppléant à son silence par les inspirations de leur génie. Que sont les grandes constructions de Platon et de Descartes, d’Aristote et de Leibniz, sinon des hypothèses faites sur les indications de la nature