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plus, aux commencements de l’ère chrétienne, des circonstances spéciales avaient considérablement élevé le taux de l’intérêt, ce qui le rendait fort onéreux pour les pauvres. La condamnation de l’usure est donc simplement la conséquence d’une erreur économique. De même pour l’avortement volontaire. L’opinion relative au caractère moral de cet acte s’est modifiée avec les hypothèses physiologiques sur l’époque où le fœtus dans le sein maternel devient un être séparé. Les anciens ont cru en général que le fœtus était une partie de la mère et que celle-ci avait autant de droit de le détruire que de cautériser une tumeur qui se serait formée sur son corps. Selon les stoïciens, l’enfant ne prenait une âme qu’au moment où il commençait à respirer. Le code Justinien fixe l’entrée de l’âme dans le corps au quarantième jour après la conception. Les législations modernes traitent l’être humain comme un individu séparé et, par suite, ayant des droits, à partir de l’instant où il est conçu. Qui ne voit que les solutions différentes données au problème physiologique modifient profondément le jugement que l’on doit porter sur les manœuvres abortives, et qu’il y a là une cause absolument étrangère de sa nature à l’ordre des sentiments moraux ?

Il faut en outre tenir compte dans une large mesure de certaines associations d’idées qui expliquent bien des anomalies dans les opinions morales de l’humanité. Qu’y a-t-il, à la réflexion, de plus odieux et de plus abominable que la carrière des conquérants, et pourquoi cette gloire éclatante dont l’histoire entoure les meurtriers de millions d’hommes, tandis que le vulgaire assassin, le voleur en petit, ne soulèvent qu’horreur et mépris ? Mettons que les avantages recueillis par le peuple conquérant, l’opinion que les batailles se décident par une intervention spéciale de la Providence, et que, par suite, la victoire est une preuve de la faveur divine, d’autres causes encore, aient pu dissimuler aux yeux du genre humain les atrocités de la conquête : tout cela ne suffit pas pour justifier l’immoralité de son prestige. Ce qui donne à la guerre, en dépit des calamités qu’elle traîne avec elle, une certaine grandeur morale, c’est qu’elle est la mère féconde des dévouements et des sacrifices. Ces milliers d’hommes qui vont s’offrir pour une cause qui n’est pas directement la leur, que souvent ils ne comprennent pas, provoquent l’estime et le respect auxquels a toujours droit l’immolation de l’égoïsme ; mais ils sont une foule sans nom, dans laquelle l’imagination n’a pas où se prendre ; un seul attire les regards, et résume en sa personne tous les autres : c’est le chef ; seul il devient l’objet de tous ces sentiments confus et complexes qu’éveille dans l’esprit l’idée de la bataille ; pour lui, luttent, souffrent et meurent les troupeaux des soldats, et l’admi-