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est inadmissible, que le phénomène d’hier pût suffire à rendre compte du phénomène d’aujourd’hui, et que le sentiment le plus exquis trouvât sa raison d’être dans la sensation la plus vile, il faudrait encore se demander comment et par quoi, en vertu de quels principes nouveaux, s’est produite cette sensation élémentaire, la première qui ait été ressentie, et qui, étant agréable, bien que grossière, contenait déjà tout l’essentiel du plaisir. Répondra-t-on que l’évolution explique le sensible par l’insensible, le conscient par l’inconscient, comme elle explique le sentiment par la sensation ? Mais si l’évolution a quelque vraisemblance quand elle nous conduit de quelque chose à davantage, du moins au plus, n’est-il pas évident qu’elle n’a aucun droit à notre créance, si elle prétend nous faire passer de rien à tout ? Or, à côté de l’être qui sent et qui pense, l’être qui ne sent pas, qui ne pense pas, est un pur zéro. La doctrine de l’évolution est donc une hypothèse acceptable, pour rendre compte de la marche suivie par la nature et des manifestations extérieures des forces essentielles qui constituent les êtres. Mais ces forces cachées, elle est par elle-même impuissante à les atteindre et à les définir. Elles restent en dehors du jeu successif des phénomènes qu’elle s’attache à décrire ; de telle sorte que le transformisme serait tout à fait insuffisant comme doctrine, si l’on négligeait de le compléter et comme de le doubler, soit par une explication exclusivement mécanique et matérialiste, comme le voulait Lamarck ; soit, comme la vérité l’exige, selon nous, par une conception spiritualiste qui fasse leur part aux principes immatériels et aux causes finales.

G. Compayré.