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paulhan. — la théorie de l'inconnaissable

sincèrement la réconciliation des deux ennemies, beaucoup ont trouvé que la paix proposée par M. Spencer se ferait un peu trop aux dépens de la religion.

Dans une étude savante et pleine d’intérêt sur le sentiment religieux, M. Grotz oppose aux idées d’Auguste Comte et de M. Vacherot les conclusions de M. Spencer. Après avoir rendu hommage à la science et à la vigueur de pensée de l’auteur des Premiers Principes, et tout en lui accordant même « une conscience supérieure des réalités spirituelles, une admirable pénétration des phénomènes et des lois de la vie religieuse, » M. Grotz ajoute : « Il y a tout un côté, le côté moral, que le philosophe anglais a laissé dans l’ombre. Ici, je le crois, les lignes se prolongent et s’accusent ; ici l’inconditionné se conditionne davantage ; il sort davantage, dirai-je, de ses ténèbres et de son éblouissante lumière. Ici, il devient moins inconcevable. »

Cette objection se fonde sur une théorie théologique ou métaphysique de la morale qui est encore généralement adoptée, avec la croyance au. libre arbitre et à la vie future. Je n’ai pas à présenter ici les nombreuses raisons qu’on peut donner contre cette conception que remplacera tôt ou tard une théorie positive ; mais nous voyons que ses partisans sont forcément amenés à des contradictions. Fatalement conduits à un anthropomorphisme plus ou moins élevé, ils sont obligés d’admettre que les attributs de Dieu ne sont que le plus haut degré de certains attributs de l’homme, et cependant ils regardent Dieu comme inconnaissable. D’un côté, ils affirment que, étant absolu, Dieu ne saurait être connu ; de l’autre côté, ils prétendent que Dieu nous est semblable par sa nature et que nous devons le prendre pour modèle. Ainsi, il est inconnaissable et connu, nous ne savons pas ce qu’il est, et nous devons l’imiter. Pour employer les expressions de M. Grotz, « l’inconditionné se conditionne, il devient moins inconcevable. » Enfin, les partisans du Dieu personnel sont également engagés dans ces contradictions insolubles que les théologiens et les métaphysiciens de tous les siècles ont rendues de plus en plus évidentes en essayant de les faire disparaître, entre la liberté et la prescience, la liberté et la providence, la toute-puissance, la justice et la bonté de l’Etre suprême.

Dans le système d’Herbert Spencer, toutes ces difficultés disparaissent. Sachant que la loi morale est déterminée par les conditions d’existence, qu’elle varie avec les climats, les contrées, le degré de civilisation, il n’a pas été tenté de se figurer l’absolu sous la forme d’une loi morale, et par conséquent de se représenter Dieu comme doué des sentiments humains les plus élevés. Ne faisant pas