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tence, se transforme peu à peu en cet amour conscient de soi-même, qui fait naître toutes les « emotions of self » dont nous sommes capables.

Si c’est l’instinct, ou l’habitude héréditaire qui dirige l’être dans sa lutte pour l’existence, la peur innée qu’il a de tous les autres êtres qui sont plus forts ou plus grands que lui et qui peuvent le détruire, le prive de presque tous les moyens qu’il pourrait avoir pour comparer ses forces aux forces des individus qui l’entourent et pour se faire une idée claire de sa propre valeur. Voilà la raison principale pour laquelle les animaux n’arrivent presque jamais à la conscience d’eux-mêmes. Mais dès que cette instinctivité des actions de l’être est plus ou moins dépravée, comme à peu près dans tous les individus de l’espèce humaine, et dès que les passions ou les désirs de la vie animale, comme la curiosité (le désir d’admirer), l’intérêt (le désir de savoir) et le besoin d’agir, prennent le dessus sur les passions de la vie végétative, il y a cette accumulation des expériences individuelles qui rend possibles les comparaisons dont nous venons de parler et l’évolution de la conscience qui s’en suit.

Imaginons un enfant, dans cet âge où il commence à remarquer ce qui se fait autour de lui et à observer les actions des personnes plus âgées qui l’entourent. Tant qu’il n’est pas en état de les comprendre, il éprouve une suite de sentiments de contradiction[1], qui l’amènent à faire une multitude de questions aux personnes qui ont mérité sa confiance. Quand il commence à comprendre ce dont il s’agit, ce sont les sentiments d’admiration et d’intérêt qui remplacent tous les autres. Il veut faire la même chose, mais, n’ayant pas l’expérience nécessaire, il n’y parvient pas. L’admiration devient peu à peu un sentiment personnel, ce qui veut dire qu’elle se change en estime qui est l’admiration pour le porteur même d’une force quelconque qui dépasse notre propre expérience[2]. Les enfants sont très-enclins à éprouver ce sentiment. Mais quand petit à petit leurs propres forces et leur propre expérience augmentent et qu’ils deviennent capables de produire avec succès les choses qui ne leur réussissaient pas au commencement, cette estime ils la transportent peu à peu sur eux-mêmes. L’estime de soi-même est donc l’admiration que nous sentons pour notre propre

  1. Peines positives dans le domaine des émotions intellectuelles.
  2. Descartes a compris le premier que l’estime n’est pas une espèce de sentiment tendre et que sa source véritable est l’admiration (sentiment esthétique, comme nous l’avons démontré), mais il ne suffit pas de dire que c’est l’admiration qui provient de la grandeur d’un objet, car l’estime a toujours pour objet un être vivant, et une grande montagne, par exemple, ne peut pas provoquer ce sentiment. Comp. Les passions de l’âme, art. 150 et 154.