Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/273

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
263
grote. — classification nouvelle des sentiments

ce sentiment de la combinaison de plusieurs autres plus simples et que nous avons indiqués plus haut. Cependant cette supposition deviendra nécessaire, si nous songeons seulement que l’amour de soi-même est fondé sur la conscience de soi-même et que cette conscience n’est que la résultante de toutes nos expériences passées, entre autres de tous les plaisirs et de toutes les peines que nous avons éprouvés. Car il est évident que les êtres qui n’ont pas la conscience de leur individualité, comme la plupart des animaux ou comme les enfants, ne peuvent être susceptibles des sentiments qui naissent de l’amour-propre. Il serait ridicule de supposer, par exemple, qu’un chien soit capable de s’offenser à propos de quelque attentat à son honneur ou qu’il soit capable d’éprouver de l’ambition. Il n’y a que les fables qui puissent attribuer de pareils sentiments aux bêtes. D’autre part les petits enfants et les peuplades sauvages savent rarement ce que c’est que la honte, cette première manifestation de l’amour-propre.

Mais si l’amour-propre, comme sentiment conscient, doit être le résultat d’une évolution intellectuelle, plus ou moins avancée, on ne peut pas dire la même chose de cet autre amour de soi-même qu’on nomme sentiment de la conservation, et qui est le meilleur gardien, mais un gardien inconscient de notre existence, pendant l’époque où cette évolution intellectuelle n’a pas eu le temps encore de s’accomplir. Ce sentiment de la conservation se traduit principalement, comme nous l’avons vu déjà, par les sentiments particuliers de la peur, de l’espérance, du désespoir et de la sûreté rétablie. Mais en prenant le même mot dans un sens plus large, on pourrait dire qu’il comprend tous nos plaisirs et toutes nos peines, car tous les états de notre réceptivité subjective tendent à nous diriger vers les choses qui sont utiles à notre organisme et à nous préserver de celles qui lui sont nuisibles. Et l’amour de soi-même dans un être qui n’a pas la conscience de son individualité ne se traduit pas autrement, que par la tendance qu’il a pour les plaisirs et par l’horreur qu’il a pour les peines. Le vrai principe qui sert de base à ces phénomènes de la conscience ne peut être compris que par un individu intelligent, et Horwicz a raison de dire qu’en évitant instinctivement un danger nous ne faisons pas le raisonnement « Selbsterhaltung ist meine oberste Pflicht, folglich meide ich die Gefahr[1], » mais la peur que nous inspire un danger quelconque nous amène à un acte de conservation. Voyons donc à présent comment la tendance inconsciente que nous avons d’abord pour tout ce qui est utile à notre exis-

  1. Loc. cit., p. 263. « Ma conservation est mon premier devoir, conséquemment je fuis le danger. »