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grote. — classification nouvelle des sentiments

tantôt un blâme pour l’individu auquel on les applique. Quand on parle, par exemple, du désespoir, de l’impatience, de l’inaction, de la faiblesse de quelqu’un, on exprime généralement par ces termes une désapprobation de la conduite de cette personne. On parle rarement, d’autre part, du calme, de l’énergie, du courage d’un individu sans vouloir montrer qu’on approuve sa manière d’être. Et il n’y a que très-peu de noms, comme la faim, la tristesse, la gaieté, l’ennui, le repos, la fatigue, qui n’indiquent que des états purement subjectifs de la conscience. Voilà la raison principale pour laquelle il est si difficile de définir les états primitifs de la sensibilité. Il n’y a presque pas de mots dans le langage ordinaire qui leur correspondent.

Si les conditions de l’existence individuelle restaient toujours identiques, les émotions compliquées par les idées de leurs causes devraient être des agrégats fixes et stables qui ne seraient susceptibles d’aucune modification, au moins pour les individus d’une seule et même espèce. Mais comme nous ne connaissons pas de cas semblables dans la vie des organismes animaux et comme la lutte pour l’existence implique un changement continuel de rapports entre l’être et les éléments du milieu qui l’entoure, il est tout naturel que chaque émotion, dont l’organisme est capable, soit liée à toute une série d’idées concrètes qui correspondent à ces rapports différents. Or, ces idées concrètes étant susceptibles de généralisation, il n’y a rien d’étonnant que l’individu devienne, à mesure que ses expériences se multiplient, le centre d’émotions, associées à des idées abstraites qui embrassent un nombre plus ou moins grand de causes particulières. Et comme ces idées abstraites peuvent impliquer plus d’éléments partiels que ne contient la réalité qui leur a donné naissance, il arrive souvent que l’émotion, après s’être détachée des causes concrètes premières dont elle dépendait, s’associe à de nouvelles causes concrètes, ayant un rapport plus ou moins accidentel avec ses objets immédiats. Ce sont les principes de ressemblance et de contiguïté qui régissent ces translations des sentiments à de nouveaux objets. Il est évident qu’ici l’association exige une dissociation préalable. Donnons-en un exemple.

Supposons que le même animal dont nous avons parlé plus haut, ait continué de mener la même existence pendant plusieurs semaines, sans aucun accident qui l’ait détruit. Il s’est nourri de beaucoup d’autres animaux toujours plus faibles que lui et ne pouvant lui opposer de résistance sérieuse ; s’il rencontre à présent les mêmes animaux sans être tourmenté en ces moments par le besoin de se nourrir, il ne pourra plus les voir sans éprouver cependant pour