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doit employer pour satisfaire à son besoin, pour se défaire de la souffrance qui l’obsède. Il commence à rôder dans les alentours de sa demeure, mais il court pendant des heures, sans savoir ce qu’il cherche et la faim reste inassouvie. La douleur devient insupportable et passe à cet état d’intensité qui est la rage, cette colère sans objet et sans cause extérieure qui est un état organique et non d’origine intellectuelle. Sous l’impulsion de ce sentiment, il redouble ses gambades et renverse tout ce qu’il rencontre en chemin. Supposons qu’il finisse par rencontrer un autre animal plus petit et plus faible. Il sent tout à coup se réveiller en lui l’instinct de la race, le sentiment de la rage sans objet se change par une métamorphose naturelle en un sentiment de haine pour l’objet aperçu, et il se jette sur sa proie. Supposons qu’il atteigne son but, qu’il triomphe de son adversaire et qu’il le mange. La douleur se transforme en plaisir. Après plusieurs essais de ce genre, le sentiment de la faim ne pourra plus se répéter sans être suivi de l’idée de l’objet qui a plus d’une fois déjà changé la peine en plaisir et en outre cette même idée, étant jointe les fois précédentes au sentiment de la faim, la faim subira maintenant plus vite les métamorphoses qu’elle doit subir et sera accompagnée, presque dès le commencement, de haine pour l’objet possible d’une rencontre désirée. Nous voilà donc en possession d’un bel exemple de cette transformation d’une émotion sans objet en un sentiment avec conscience de la cause à laquelle elle se rapporte.

Les sentiments primitifs peuvent s’associer de la même manière à l’idée des agents intérieurs qui prennent part à leur naissance. Et c’est ainsi que presque toutes les émotions simples sans objet se compliquent petit à petit dans la conscience de l’être par des idées de leurs causes différentes, et cette évolution se fait si tôt dans l’existence de l’individu et de l’espèce qu’elle appartient à l’époque de l’enfance de l’un et de l’autre, ce qui fait que nous pouvons imaginer des plaisirs ou des peines qui ne soient liés à aucun fait de connaissance et que presque tous les termes des langues, indo-européennes du moins, contiennent déjà une allusion aux rapports objectifs des différents modes de la sensibilité. Nous ne pouvons pas parler, par exemple, de la peur, de la confiance, de la colère, de la haine, du dégoût, de l’amour, de la jalousie, de l’indifférence, de l’admiration, de l’intérêt, etc., sans songer à quelques objets extérieurs auxquels ces sentiments se rapportent. Il y en a d’autres qui impliquent l’idée de notre propre individualité, comme cause directe ou indirecte de l’origine de certains états de la sensibilité, ce qui peut être prouvé par le fait que les termes de ce genre contiennent tantôt un éloge,