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et la proposition se réduirait à une définition verbale. Mais la bonne volonté, comme on l’entend d’ordinaire ; est sujette à l’erreur ; elle peut, en cherchant le bien, se porter au mal ; et alors elle est moralement mauvaise. Car le bien moral, pris à la rigueur, est la conformité de la volonté avec ce qui est le bien en réalité. Peu importe que l’agent ait des intentions pures ; s’il se méprend sur le vrai bien, il perd de son excellence, il s’éloigne de la perfection, il corrompt sa nature et déchoit dans l’être. La moralité ne réside plus dans l’intention, mais dans l’acte. La conscience n’est plus le juge suprême du bien et du mal, mais la règle est extérieure, et la mesure tout objective. L’ignorance invincible excuse peut-être encore la faute aux yeux de la société, elle ne l’excuse plus devant la raison ; toute erreur est une faute ; le devoir est de bien faire : qui fait mal, même involontairement, viole le devoir, et si la responsabilité disparaît faute de liberté, faute de lumière, l’indignité subsiste. Vainement essayerait-on de distinguer entre le devoir au point de vue objectif tel qu’il pourrait être conçu par une intelligence infaillible, et le devoir au point de vue subjectif, tel qu’on l’aperçoit à la lumière vacillante de notre conscience[1]. Le devoir n’est pas bon en lui-même ; ce n’est qu’une forme du bien. Séparé du bien réel, c’est une ombre sans corps. Le devoir pour le devoir est une formule vide. Le devoir subjectif ne désigne que l’apparence du bien. Comment serais-je meilleur pour avoir saisi cette apparence trompeuse ? Il faudrait alors admettre un bien réel intérieur, une perfection de la volonté en elle-même ; il faudrait que la moralité cessât d’être un rapport, pour devenir absolue en quelque manière, il faudrait qu’elle consistât tout entière à vouloir bien vouloir. — Mais quelle étrange idée de placer le bien dans la bonne volonté ! N’est-ce pas comme si l’on plaçait la vérité dans l’affirmation opiniâtre ? La vérité et le bien sont des réalités absolues, objectives, supérieures à la raison et à la volonté humaine. Nos facultés sont de simples moyens pour atteindre une fin située en dehors d’elles ; elles n’ont de prix que si elles nous conduisent au but ; le manquent-elles, elles sont nuisibles et condamnables. Un jugement n’est vrai que s’il plie nos pensées à l’ordre réel des choses ; ainsi la volonté n’est bonne que si elle établit en nous l’ordre absolu du bien. La loi morale exprime un rapport de notre volonté au bien. C’est un impératif hypothétique : « Fais cela, nous dit-elle, pour réaliser ton bien. » Les conseils de la prudence et les calculs de l’intérêt ne diffèrent que par le contenu, non par la forme des préceptes de la morale. Kant a cru pouvoir réfuter les morales hétéronomes par un appel direct à la conscience ; cette réfutation ne vaut rien. Le devoir ne s’oppose plus à l’intérêt ou au plaisir par ses caractères propres. C’est une idée secondaire, commune à tous les systèmes. Pour tous, le devoir est de chercher son bien ; la seule question est donc de savoir en quoi le bien consiste. Le concept moral en lui-même

  1. Voir Janet, la Morale, p. 338.