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ment à sa nature ; l’autre donnée pour définitive, mais arbitraire et mystique : l’homme doit développer sa personne morale pour atteindre dans une existence ultérieure le développement complet de sa nature (p. 215-245).

La théorie de Jouffroy ainsi renversée, M. Ferraz expose la sienne. La raison nous découvre deux espèces de rapports, les rapports de grandeur et les rapports de perfection. Les premiers sont purement spéculatifs ; les seconds règlent la pratique. Les uns sont l’objet des sciences de la nature ; les autres sont l’objet de la morale. Tout être a sa perfection propre, son idéal, qu’il ne réalise pas toujours, mais que la raison conçoit. Déterminer les rapports de perfection, l’excellence relative des êtres entre eux, et, pour chaque être, de ses éléments constitutifs, c’est déterminer l’idée du bien. Le bien de l’homme, par exemple, c’est l’idéal de l’homme en tant qu’homme ; c’est la perfection de notre nature, impliquant une subordination de nos penchants naturels. L’idée de bien se ramène donc à l’idée de perfection. Mais l’idée du bien enveloppe l’idée du devoir, et la détermination de l’idée du bien fournit le principe de la détermination des devoirs. Voilà donc la morale tout entière scientifiquement constituée (p. 257-273).

Cette conception n’est pas nouvelle. M. Janet, qui l’a adoptée pour son compte dans un livre récent, a pris soin d’en montrer le germe dans la philosophie de Leibniz. Jouffroy, dans sa revue historique des systèmes de morale, l’avait exposée d’après Wolf et brièvement critiquée. Cependant il est permis de se demander si au fond elle diffère beaucoup de la sienne. Comment distinguer en morale la fin d’un être de l’idéal de cet être ? C’est ici surtout que la cause formelle et la cause finale s’identifient. Quand Jouffroy rapproche peu à peu, avec ses lenteurs ordinaires, la fin de l’homme et sa nature, il n’entend pas par la nature de l’homme la totalité des actes ou des penchants de tous les individus du genre humain, mais ceux qui sont essentiels au genre, à l’homme en général, autant dire ceux qui sont bons : on tourne dans une sorte de cercle. On arrive à peu près au même point avec l’idée de perfection. La perfection est le plus haut degré possible d’une qualité, c’est le superlatif de la qualité dont on parle (blancheur parfaite), et, en ce sens, elle n’implique aucune distinction morale. L’idée de bien apparaît quand il s’agit de la perfection d’un être. Comme tout être est constitué non par une juxtaposition, mais par une subordination de caractères, pour qu’un être soit parfait, il faut que les qualités hiérarchisées qu’il enveloppe soient développées selon certains rapports, divers selon les cas, et parfois tels qu’ils impliquent l’imperfection de quelques-uns des éléments composants. Les caractères essentiels sont dits meilleurs que les autres ; le bien d’un être désigne ce qui est essentiel à sa nature. Et il ne suffit pas de répéter que le bien est de vivre conformément à l’idée de perfection. Le problème moral dans cette conception du bien est de déterminer l’ordre de subordination réelle des caractères constitutifs de la nature humaine. On revient ainsi