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analyses. — ferraz. Philosophie du Devoir.

dans les sociétés d’ordre divers que les hommes ont établies entre eux n’est possible que si la fin suprême de l’homme en général a été d’abord déterminée rationnellement, et cette détermination est évidemment une œuvre de la raison abstraite et réfléchie. Comment un recueil de préceptes empiriquement recueillis dans le champ de la conscience servirait-il de base à une organisation scientifique de la vie ? Ce ne sont pas les relations plus ou moins constantes données en fait comme l’objet auquel s’appliquent nos conceptions morales qui transformeraient des croyances instinctives en lois rationnelles ; au contraire, elles ne peuvent qu’altérer la rigidité des formules établies dans l’idéal et dégrader la pure notion de moralité. Il sera bon néanmoins d’appliquer encore le raisonnement à cette sphère trouble et mobile où le devoir idéal s’allie à la réalité brutale ; mais on sera forcé de recourir tour à tour à des procédés inductifs et déductifs, et on n’atteindra la définition d’un devoir pratique que par une série de tâtonnements[1]. Aussi conviendrait-il de renverser la formule de M. Ferraz et de faire la plus grande place à la conscience et au sentiment dans la morale appliquée. Là « où la difficulté n’est pas de faire son devoir, mais de le connaître », c’est-à-dire dans la sphère pratique, l’essentiel est de le vouloir faire. Au contraire, dans la morale théorique, le but étant de construire le système de la vie humaine, le penseur ne doit plus demander à la conscience morale que quelques axiomes formels ou plutôt un seul, si c’est possible, par exemple l’affirmation d’un impératif catégorique. Quant aux prétendues intuitions de la conscience, on ne doit y voir que des préjugés du sens commun. La philosophie intuitionniste sous toutes ses formes est toujours une philosophie paresseuse.

II. C’est dans la définition de l’idée du bien que M. Ferraz abandonne les enseignements de Jouffroy et tente de déterminer différemment le principe de la morale. C’est le morceau capital de l’ouvrage. On se rappelle comment Jouffroy ramène le bien à la fin de l’être et demande la connaissance de la fin de chaque être à l’étude de sa nature. M. Ferraz fait à cette théorie les objections suivantes : 1° La nature d’un être se résout dans la totalité de ses penchants. Elle n’est donc pas adéquate à l’idée du bien rationnel ; tout ce qui est naturel n’est pas bon, 2° L’obligation morale ne s’explique pas par la subordination de la fin de chaque être à la fin suprême de l’univers ; un être isolé du monde aurait encore des devoirs. 3° Toute fin n’est pas absolument bonne ; la fin des animaux, par exemple, ne peut être considérée comme sacrée pour l’homme. 4° Enfin il n’est pas logique de passer de la fin totale de la nature humaine à une fin plus restreinte, la formation de la personnalité morale, en se fondant sur cette raison que l’homme ne peut atteindre toute sa fin dans les conditions de la vie actuelle. En résumé Jouffroy a juxtaposé deux définitions de la loi morale fort différentes, l’une provisoire et empirique : l’homme doit se développer conformé-

  1. Cf. Renouvier, Science de la Morale, tome Ier, p. 308 et suiv.