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analyses. — fechner. Vorschule der Aesthetik.

rien n’est plus étranger à la nature qu’une maison. Il semblerait même qu’elle dût nuire à l’effet du paysage. Elle surgit, avec ses lignes droites, ses angles vifs, de formes diverses et incessamment renouvelées, et oppose au vert de l’herbe, aux couleurs ternes de la terre et des rochers, ses murs blancs et ses toits rouges. Sans doute, le charme d’une chose est rehaussé par la variété, mais non par une variété amoncelée sans ordre, laquelle donne plutôt l’impression du fractionnement et de l’éparpillement. Pourquoi n’est-ce pas le cas ici ? En outre, la loi de la symétrie, qui est un moment immanent de la variété, est directement violée. Et quant au rhythme que plusieurs envisagent comme une des conditions essentielles de la beauté, une maison rompt plutôt le rhythme propre à la nature libre. Comment donc expliquer le charme que des habitations humaines ajoutent au paysage ?

Simplement par la signification que nous leur attachons. Elles sont le produit, le centre, le séjour de l’activité humaine ; le théâtre, le témoin des joies et des peines humaines. Ces souvenirs qu’elles éveillent en nous s’ajoutent aux associations que la nature elle-même fait naître et en augmente puissamment la portée. Un détail insignifiant d’une maison peut produire un effet hors de proportion avec l’impression sensible. Ainsi, la fumée qui s’échappe d’un toit, une lumière qui tremble à la fenêtre prêtent au paysage un grand charme, non point parce que nous y voyons simplement une colonne grise ou un point rouge, mais parce qu’ils nous rappellent le poêle chaud, le foyer ardent, les causeries intimes de la famille réunie le soir au coin du feu. Tout cela ne flotte pas en l’air, sans lien avec les objets d’alentour, mais fait corps avec la maison et le paysage entier et contribue au coloris moral, bien plus poétique que le simple coloris sensible.

Je passais un été dans le Hartz. En face de ma demeure s’élevait une colline verte que souvent je gravis et d’où la vue s’étendait sur une contrée boisée et montagneuse. Hors la hutte du garde-chasse et une maison voisine, situées au premier plan, on n’apercevait pas une habitation humaine. Seulement, dans le lointain, un pan de toit rouge surgissait de la monotonie de la forêt sombre qui tapissait la montagne. Et ce toit rouge répandait sur ce paysage, d’ailleurs banal, je ne sais quoi d’aimable. Je me disais : Si, sur une toile verte, on faisait une tache rouge de même grandeur, obtiendrait-on l’effet pittoresque de ce toit de tuiles émergeant de la forêt ? Non assurément. Une tache rouge sur une toile verte ne saurait me rappeler la vie de l’homme perdu dans la montagne, ses peines et ses joies, comme faisait ce toit rouge enfoui dans les arbres. Et l’un des coryphées de l’esthétique nouvelle, se moquant de moi, me dit froidement que le charme de ce paysage provenait uniquement des proportions musicales de la forme et de la couleur ! Mais, je le demande encore une fois, si le charme d’un des nombreux spectacles de la nature est dans l’habile agencement des lignes seulement et le contraste puissant du coloris, comment peut-il être encore question du caractère romantique, idyllique, historique d’un paysage ?