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signification. Au loin s’étalent des prairies, des champs, des lacs ; à l’horizon ; s’élèvent des forêts et des montagnes. Il n’aperçoit d’abord que des taches vertes, jaunes, claires, foncées. Il ne jouit que du charme physique de la lumière et de l'ombre, du contraste des couleurs et de la variété des lignes. Mais est-ce là tout ce que nous, nous y apercevons ? La forêt, qui n’est pour l'œil inexpérimenté qu’une tache verte, indique au nôtre quelque chose de vivant, qui croit et se développe, qui donne l’ombre et la fraîcheur, où courent le lièvre et le chevreuil, où les oiseaux gazouillent et que le chasseur bat en tous sens ; asile des amoureux, objet d’effroi pour l’homme primitif et berceau de légendes tour à tour effrayantes et gracieuses. Le lac n’est pour lui qu’une tache bleue. Nous, nous savons qu’il y a là des vagues qui se heurtent en cadence et où se reflète le ciel, où pullulent les poissons et que les bateaux sillonnent. Au fond, dans un lac et une forêt, nous ne voyons pas autre chose que l’aveugle opéré ou l’enfant nouveau-né, c’est-à-dire des taches vertes, blanches ou bleues ; mais tout ce que nous avons jamais contemplé, entendu, lu, éprouvé, rêvé d’une forêt ou d’un lac, tout ce qu’ils rappellent par comparaison contribue à l’impression qu’ils produisent sur nous et lui donne une signification autrement riche, profonde, vivante, poétique que l’impression directe de l’homme qui ne les connaît pas. Il en est de même pour les autres éléments d’un paysage : prairie, champs, montagnes, maisons. Ils éveillent en nous les comparaisons, les souvenirs les plus variés. Ces souvenirs, ces idées réunis donnent au paysage sa couleur morale et expliquent le charme indicible, inépuisable qu’il a pour nous. Mais, objecte-t-on, un homme qui a vécu longtemps au milieu des montagnes et des lacs devrait éprouver une jouissance bien plus vive en présence d’un paysage alpestre que le citadin qui n’en a pas encore vu. Et c’est juste le contraire qui a lieu. — Chacun sait au moins ce qu’est un étang, une colline. Quelqu’un aperçoit-il pour la première fois cet étang devenu un lac aux rives lointaines, cette colline une montagne Inaccessible, le cercle, jadis restreint, de ses associations d’idées s’agrandira. Or toute impression qui élargit nos idées au delà de leur horizon habituel est une source de mouvements puissants de l’âme. Le montagnard n’a pas ce ressort, il est blasé à cet égard.

Comme nous ne pouvons passer en revue tous les éléments qui contribuent à la beauté d’un paysage, examinons-en un des plus importants. Tout le monde aura remarqué le charme qu’une habitation humaine jette dans un paysage d’ailleurs insignifiant. Combien de vues de petites montagnes ne doivent leur attrait qu’à tel village coquettement situé et animant une contrée, sans lui, triste et monotone ! Combien de hauteurs qui ne sont intéressantes que par le château ou les ruines qui les couronnent I Que deviendrait la grâce de bien des campagnes si l’on en enlevait les chalets et les maisons de paysans ? Telle vallée n’est pittoresque que par un moulin, un pont jeté par-dessus le torrent. Et pourtant, par l’origine, la couleur, la forme et la disposition,