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aiment plutôt à regarder autour d’eux qu’au-dessus d’eux. La ligne verticale, à l’impression directe, exige une plus grande dépense de force que la ligne horizontale ; et l’impression associée présente le même caractère. La position horizontale se rencontre chez l’homme endormi ou mort, le tronc d’arbre gisant sur le sol, la colonne renversée, le tranquille miroir des eaux, la plaine, le désert, spectacle que l’œil parcourt rapidement. D’ailleurs tout ce qui veut se reposer se couche, et on ne se couche qu’horizontalement. En revanche, l’homme, l’arbre, la colonne debout ont à se garantir de la pesanteur ; la vague déploie de la force pour se soulever, il faut de la vigueur pour gravir une montagne. Autant d’impressions qui agissent concurremment avec l’impression directe pour donner à la position horizontale l’aspect du repos, à l’élévation verticale l’aspect d’un effort viril. C’est pourquoi la cannelure ne fait que rehausser l’effet produit par la colonne. C’est pourquoi encore un paysage, qui n’offre que des lignes horizontales dans des édifices larges et bas, la crête des montagnes, les rives d’un fleuve, les étages des divers plans, a un caractère plus calme que de hautes maisons, des tours, des pointes de rocher, les cimes élancées des arbres, avec leurs lignes verticales.

Burke avait raison quand il disait que, des trois dimensions, la largeur fait le moins d’effet. « Mille pieds de terrain plat sont loin de produire la même impression que des pyramides ou des pics de mille pieds ». Je dirai même que la hauteur saisit moins que la profondeur et que la vue d’un abîme nous émeut plus que l’aspect d’une haute montagne. Pourquoi ? Parce que, à l’aspect d’une étendue horizontale, nous ne pensons pas, comme devant une grande élévation, aux difficultés de l’ascension, et que l’ascension d’une haute montagne ne nous menace pas de vertige et de chute comme la descente en des profondeurs verticales.

L’homme, centre des associations. — Il est dans l’ordre des choses que nos sentiments les plus intimes, nos facultés intellectuelles et morales trouvent leur expression constante, invariable, dans les mouvements du corps, les inflexions de la voix, le jeu de la physionomie. Tel son, telle forme, tel mouvement qui reproduit ou rappelle l’expression naturelle d’un sentiment humain, d’un acte intellectuel ou moral, quand même nous le rencontrerions dans un objet inanimé, nous fera penser à ce sentiment, à cet acte. Ainsi, nous ne verrons pas un arbre debout ou abattu, nous n’entendrons pas le bruit du vent sans leur attribuer, par association d’idées, les sentiments dont ces manifestations sont l’expression chez l’homme. On oublie trop souvent combien cette habitude constante de prêter au monde extérieur notre manière d’être et d’agir modifie l’impression qu’il produit sur nous. Que deviendrait la poésie si, pour peindre les phénomènes de la nature, elle devait renoncer à cet anthropomorphisme et cesser de parler, par exemple, des plaintes du vent, de la mélancolie des nuits et du murmure de l’onde !