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charpentier. — la logique du hasard

M. CI. Bernard lui-même un exemple sur lequel l’un et l’autre de ces deux usages est parfaitement sensible.

« Après avoir trouvé, dit-il, qu’il existe dans le foie des animaux du sucre à l’état normal et dans toute espèce d’alimentation, je voulus connaître la proportion de cette substance et ses variations dans certains états physiologiques et psychologiques. Je commençai donc des dosages de sucre dans le foie d’animaux placés dans certaines circonstances physiologiquement déterminées. Je répétais toujours deux dosages de la matière sucrée et d’une manière simultanée avec le même tissu hépatique. Mais un jour il m’arriva, étant pressé par le temps, de ne pouvoir faire mes deux analyses au même moment : je fis rapidement un dosage immédiatement après la mort de l’animal, et je renvoyai l’autre analyse au lendemain. Mais je trouvai cette fois des quantités de sucre beaucoup plus grandes que celles que j’avais obtenues la veille pour le même tissu hépatique, et je remarquai d’un autre côté que la proportion de sucre que j’avais trouvée la veille dans le foie examiné immédiatement après la mort de l’animal était beaucoup plus faible que celle que j’avais rencontrée dans les expériences que j’avais fait connaître comme donnant la proportion normale du sucre hépatique. Je ne savais à quoi rapporter cette singulière variation obtenue avec le même foie et le même procédé d’analyse. Que fallait-il faire ? Fallait-il prendre une moyenne entre les deux expériences ? C’est un expédient que plusieurs expérimentateurs auraient pu choisir pour se tirer d’embarras. Mais je n’approuve pas cette manière d’agir, par des raisons que j’ai données ailleurs. J’ai dit, en effet, qu’il ne faut jamais rien négliger dans l’observation des faits, et je regarde comme une règle indispensable de critique expérimentale de ne jamais admettre sans preuve l’existence d’une cause d’erreur dans une expérience, et de chercher toujours à se rendre raison de toutes les circonstances anormales qu’on observe. Il n’y a rien d’accidentel, et ce qui pour nous est accident n’est qu’un fait inconnu qui peut devenir, si on l’explique, l’occasion d’une découverte plus ou moins importante[1] »

Dans ce passage, M. Cl. Bernard indique un mauvais emploi et deux bons emplois de la méthode des moyennes. Le mauvais emploi eût été de prendre une moyenne entre les deux proportions très-différentes de sucre. Mais pourquoi M. Cl. Bernard faisait-il chaque fois deux dosages ? C’était évidemment pour que chacun servît à l’autre de vérification. S’il n’avait pas pris cette précaution, s’il n’avait pas connu d’ailleurs la proportion normale du sucre hépatique, il n’aurait pu faire l’observation qui a été le

  1. Introduction à la médecine expérimentale, IIIe « part., c. I, § 2.