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cible, en visant chaque fois avec tout le soin dont il est capable. Les marques de ses coups viendront se grouper autour du centre d’une manière en apparence tout à fait irrégulière. Effacez le point noir qui indique le centre de la cible, puis demandez que l’on détermine d’après le mode de groupement des marques quelle était la place occupée par le centre.

Les problèmes de ce genre ont donné lieu à des divergences d’opinion très-vives entre les savants. Tandis que les uns accordent une grande valeur à ce qu’on appelle la statistique des observations et la théorie des moyennes, les autres regardent une pareille manière de raisonner comme tout à fait antiscientifîque. Ces derniers se sont appuyés sur de très-grandes autorités, en particulier sur celle de M. Claude Bernard.

Je crois que les critiques de M. Claude Bernard dirigées contre l’emploi de certaines méthodes statistiques n’ont pas toujours été parfaitement comprises. Ce que M. Cl. Bernard attaque avec une grande vivacité, c’est la paresse de certains observateurs, qui croient qu’on peut observer sans soin et sans critique, pourvu qu’on multiplie le nombre des observations, l’erreur de chaque résultat devant disparaître dans la moyenne générale. Lorsque, dit M. Cl. Bernard, deux expériences faites dans des circonstances qui paraissent identiques donnent des résultats différents, il ne s’agit pas de prendre la moyenne des résultats, mais de chercher par une analyse convenable quelle est la cause de la différence observée. Rien n’est plus juste assurément, mais cela n’empêche en aucune manière un autre usage de la statistique et des moyennes. Un chirurgien sait que, sur 10 femmes opérées à Paris de l’opération césarienne, 9 meurent des suites de l’opération ; à la campagne, au contraire, la proportion n’est que de 4 pour 10[1]. Cette statistique suffit évidemment pour justifier la conduite du chirurgien qui fait transporter de Paris à la campagne une malade qu’il doit opérer. Mais cette même statistique n’a pas seulement une utilité pratique, elle a encore un véritable intérêt scientifique. Il est clair que la différence dans la proportion des décès à Paris et à la campagne doit avoir une cause, et cette cause doit être cherchée dans ce qu’on désigne par ce mot vague d’état sanitaire de Paris. Mais cette cause même, il est clair qu’on n’aurait pas l’idée de la chercher, si la statistique n’avait pas tout d’abord signalé son existence. Il y a donc deux usages possibles de la statistique et des moyennes, un bon et un mauvais. J’emprunte à

  1. Je n’oserais garantir l’exactitude de ces nombres. Mais, quand des statistiques plus exactes conduiraient à les modifier, la force du raisonnement n’en serait nullement infirmée.