Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/157

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
147
charpentier. — la logique du hasard

qu’il est utile de rappeler ici, parce qu’elle est importante en elle-même et parce qu’elle peut servir à dissiper une équivoque des plus fâcheuses. Pour le faire nettement, j’emprunte un exemple au livre de M. Cournot, intitulé : Exposition de la théorie des chances et des probabilités[1].

Voici une urne : deux joueurs, A et B, savent que cette urne contient 10 boules et que ces boules sont les unes blanches et les autres noires, mais ils ne savent point la proportion des unes et des autres ; A parie que la première boule qu’on tirera de l’urne sera blanche et B qu’elle sera noire ; on demande quelle est la chance de chacun, ou, ce qui revient au même, comment on doit régler leurs enjeux. Dans l’ignorance où l’on se trouve de la proportion des blanches et des noires il est sans doute raisonnable d’agir comme si blanches et noires étaient en même nombre. On jugera donc que les chances de A et de B sont égales et que leurs enjeux doivent être égaux.

Voici maintenant deux autres joueurs, C et D, qui savent que l’urne contient 5 boules blanches et 5 boules noires ; C parie que la première boule que l’on tirera sera blanche, D qu’elle sera noire ; on demande quelle est la chance de chacun, ou, ce qui revient au même, comment on doit régler leurs enjeux. Il est clair que chacun des joueurs a 5 chances favorables et 5 chances contraires ; les chances sont donc égales et les enjeux doivent être égaux.

La conclusion pratique est la même dans les deux cas : dans les deux cas, les paris sont équitablement réglés ; la différence pourtant est immense. Si les deux premiers joueurs répètent le jeu un certain nombre de fois, il est impossible absolument de prévoir quelle sera la proportion des pertes et des gains pour chacun d’eux ; si les deux derniers répètent le jeu un grand nombre de fois, on peut affirmer à l’avance que la proportion des pertes et des gains sera sensiblement la même pour chacun. Dans le premier cas, la probabilité est subjective, elle ne peut servir qu’à régler nos conjectures et notre conduite ; dans le second cas, la probabilité est objective, elle correspond à un fait absolument indépendant de notre conduite et de nos espérances. La distinction qui vient d’être établie est sans doute d’une grande importance. La théorie de M. Venn sur le même sujet paraît pourtant plus générale et plus philosophique.

Tous les logiciens conviennent que la certitude est un état absolu et qui ne comporte pas de degrés ; le doute au contraire est un état relatif et qui comporte des degrés. Cela posé, voici la question : La fraction que les mathématiciens nomment probabilité peut-

  1. Chap. VIII. Je simplifie quelque peu l’exemple de M. Cournot.