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ribot. — théories allemandes sur l’espace

Exposons d’abord les diverses théories ; nous examinerons ensuite la question théoriquement.


I


Réduites à ce qu’elles ont de commun, les théories nativistes consistent à admettre que l’ordre des sensations tactiles a sa base dans la constitution même de l’organisme, qu’il est donné à l’origine avec cet organisme, qu’il est par conséquent inné. Cette hypothèse est la plus naturelle, la plus simple, celle qui se présente d’abord à l’esprit. Quiconque ne s’est instruit ni par ses réflexions, ni par celles des autres, l’adopte de confiance. C’est une croyance spontanée, l’une de ces affirmations que les Allemands appellent « un produit de la conscience naïve ». Elle a été de tout temps la solution de tout le monde.

Le grand physiologiste Jean Müller paraît être le premier qui lui ait donné une forme scientifique. On admet généralement que c’est sous l’influence de la philosophie de Kant qu’il fut conduit à sa théorie. Historiquement, cette influence est indiscutable, quoique, suivant nous, — nous essayerons de le montrer plus loin, — la critique kantienne n’ait rien à voir dans ce débat. Müller fait observer avec raison « que la notion d’objets tactiles repose, en dernière analyse, sur la possibilité de distinguer les diverses parties de notre corps comme occupant chacune une place différente dans l’espace » ; mais, d’après lui, si le nerf optique et le nerf tactile, seuls entre les nerfs sensoriels, communiquent au sensorium une impression d’étendue dans l’espace, c’est que « seuls ils sont capables de sentir exactement leur propre étendue ». « Des membres entiers, la plupart même des parties de notre corps, étant pénétrés de nerfs sensitifs, il résulte de là que le sens du toucher a la possibilité de distinguer l’étendue de notre corps dans toutes les dimensions, car chaque point où aboutit une fibre nerveuse est représenté dans le sensorium comme partie intégrante de l’espace. » (Tome II, p. 271, 272.)

Les recherches bien connues de E. H. Weber déterminèrent plus exactement le rôle des terminaisons nerveuses. On sait qu’en se servant d’un compas à pointes émoussées, Weber montra que la sensibilité tactile varie extrêmement d’une partie à l’autre du corps ; que, pour que deux points soient distingués l’un de l’autre, il suffit d’un écart d’un millimètre sur la pointe de la langue, tandis qu’il en faut un de quatre à six centimètres sur le dos. Il divisa ainsi la surface du corps en un grand nombre de régions connues sous le nom de cercles de sensation, qui varient extraordinairement pour la grandeur et même