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ANALYSESgrant allen. — Physiological Aesthetics.

par l’auteur. Tant qu’elle ne dépasse pas une certaine limite, la faim, loin d’abolir le goût, le met en éveil ; et il n’est pas nécessaire, comme semble le croire M. Grant Allen, que l’estomac soit repu pour que l’aptitude esthétique du sens se donne carrière. Il suffit que la fonction de manger puisse s’accomplir avec discernement, conscience et réflexion, il suffit qu’elle puisse donner lieu à quelque recherche, à quelque raffinement, il suffit en un mot qu’elle puisse être exercée non pour sa fin ultime exclusivement, mais aussi pour elle-même ; c’en est assez pour qu’elle revête un caractère esthétique, si humble qu’il soit. Il en est de même de toutes nos fonctions vitales : la marche peut devenir esthétique, dès qu’il ne s’agit plus seulement d’atteindre un but, mais qu’on veut de plus bien marcher en l’atteignant : l’ouvrier qui forge un clou ou un boulon n’est pas obligé de renoncer à produire un résultat utile pour mettre de la grâce et de l’adresse dans l’exécution de son travail ; la seule condition nécessaire est que ses mouvements soient aisés, et atteignent le but avec si peu d’effort que le spectateur ait plus de plaisir à regarder l’action qu’à en constater le résultat.

Si M. Grant Allen avait considéré de ce point de vue les arts liés à l’exercice des sens inférieurs, la cuisine et la parfumerie, il ne leur eût pas refusé le nom d’esthétiques. En ce qui concerne le premier, s’il est vrai qu’il tend comme les autres arts à produire le maximum de stimulation avec le moins de fatigue possible (p, 85), pourquoi ne lui accorder qu’une analogie avec eux, sous prétexte que la nourriture sert à la vie ? Est-ce que l’architecture ne sert pas à la vie ? Il est vrai qu’elle est à peine nommée dans ce livre. Mais cette omission même se tourne contre l’auteur. La cuisine est un art, il faut oser le dire, à condition qu’on prenne le mot dans son sens le plus compréhensif, c’est-à-dire qu’on y joigne, avec l’habileté à préparer les mets, avec le don de les combiner et de les accompagner des vins convenables, les ressources dont dispose pour les servir le luxe moderne : sur la table, porcelaines dorées ou multicolores, plats ciselés, cristaux étincelants, fleurs et feuillages artistement disposés ; autour de la table, brillantes toilettes, tableaux, statues, arbustes et dressoirs en bois sculptés : ressources auxquelles il faut joindre celle de la musique qui ne manque jamais de se faire l’auxiliaire du plus humble des arts dans les réceptions de gala. Ces éléments, étrangers par nature à la cuisine proprement dite, ne se trouvent pas moins groupés de la sorte pour favoriser, rehausser, idéaliser la fonction toute vitale de se nourrir qui est le centre de toutes ces savantes combinaisons et pour servir d’accompagnement, par une sorte d’ivresse générale de tous les sens, aux sensations spéciales de l’organe du goût. En ce qui concerne le second art, la parfumerie, il nous semble que « l’esthétique physiologique » en a méconnu le rôle qui est avant tout de prêter un charme de plus à la beauté féminine. C’est un principe, dit-on, que les arts véritablement esthétiques soient plus beaux que la nature. Eh bien, en effet, tel est le but de la parfumerie, c’est de rendre plus captivante dans la personne humaine une séduction que la nature lui accorde déjà, bien qu’à un plus faible degré,