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Ce n’est donc pas sans but que les êtres vivants cherchent à plaire à leurs compagnons de l’autre sexe ; et les raffinements de la cuisine ne sont pas désintéressés. Nous invoquerons contre l’auteur un témoignage qu’il ne récusera pas, celui de Spencer : « La musique, dit celui-ci dans son essai sur cet art, a-t-elle quelque effet outre le plaisir immédiat qu’elle produit ? L’analogie nous conduit à le penser. Les jouissances d’un bon dîner n’ont pas leur fin en elles-mêmes, elles servent au bien-être du corps. » Et il établit qu’en effet la musique n’est qu’une culture des émotions en général et des émotions sympathiques en particulier, culture fort avantageuse à la race humaine.

Il eût fallu, ce semble, dès qu’on adoptait le principe de l’utilité, en accepter plus résolument les conséquences, et rejeter sans hésitation la doctrine consacrée du désintéressement de l’émotion esthétique. L’auteur est lui-même très-conséquent à ses principes quand il montre, dans le chapitre iv, la nature se servant de la sensibilité de la langue au doux et à l’amer comme d’un moyen utile pour avertir l’animal de ce qui lui est avantageux et nuisible physiologiquement ; pourquoi n’avoir pas généralisé cette remarque dès le premier chapitre ? Pourquoi n’avoir pas déclaré tout d’abord que la nature, qui ne fait rien en vain, a enrichi les fonctions vitales à tous les degrés d’un groupe particulier de sensations, destiné comme les autres à les éclairer et à les développer davantage ? Aucun des arts n’est indifférent à la vie. Depuis le plus humble jusqu’au plus élevé tous servent à l’exalter, à lui imprimer une plus énergique impulsion, à lui ouvrir des horizons fermés jusque-là. Ils ne sont que la manifestation la plus haute de l’activité vitale, comme les industries de luxe ne sont que l’avant-garde des autres.

Nous ne méconnaissons pas pour cela la différence qui sépare les émotions ordinaires des émotions esthétiques, et, si on envisage les activités correspondantes, le travail du jeu. Nous trouvons seulement que si on prend comme point de départ la doctrine de l’auteur, il faut renoncer à maintenir entre l’une et l’autre une différence aussi tranchée qu’on l’a fait jusqu’ici. Le jeu est une récréation du travail et une préparation au travail ; souvent il n’est qu’un travail différent de celui auquel on est accoutumé : les émotions esthétiques sont une distraction et un soulagement aux émotions ordinaires, mais elles nous rendent aussi plus accessibles à toutes les émotions et nous initient à des douleurs comme à des joies que nous n’eussions pas connues sans elles. La fiction n’est pas toute la vie, mais une fois qu’elle s’y est fait une place, elle se mêle à nos pensées et à nos sentiments d’une manière si intime qu’il est difficile de démêler ce qui appartient à l’imagination et ce qui appartient à la réalité. Une nuance légère subsiste qui peut servir à distinguer l’un de l’autre les deux ordres de phénomènes ; c’est que l’activité qui s’exerce en vue d’une utilité immédiate est moins proche de l’art que celle qui s’exerce en vue d’une utilité douteuse ou très-indirecte, et que celle qui prend pour but le plaisir seul est particulièrement dans ce cas : telle est par exemple la course pour l’enfant, la chasse pour l’homme fait, la gymnastique, l’escrime, l’équitation, la