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ANALYSESgrant allen. — Physiological Aesthetics.

traite de la doctrine, nous voudrions opposer quelques objections générales. Il s’agit, on l’a compris, d’une extension à l’esthétique du point de vue de l’utilité, adopté par les partisans du système de l’évolution pour la philosophie de la nature (sélection) et pour la philosophie morale (utilitarisme). D’après ce point de vue, le beau ne peut plaire que parce qu’il sert à la vie, et les émotions esthétiques ne peuvent provenir comme les autres que de l’exaltation ou de la dépression des forces organiques, en tant que l’une et l’autre sont ressenties par la conscience. Jusque-là rien que de rationnel. Mais les difficultés commencent quand il faut distinguer des autres cette catégorie d’émotions. Les actes qui leur donnent naissance n’ont point pour but, nous diton, de satisfaire aux nécessités de la vie, ils n’ont pas un rapport immédiat avec les fonctions vitales ; ils n’ont d’autre but que le plaisir, ils sont désintéressés ! Comment tout cela est-il possible, si c’est en définitive l’utilité que l’organisme en retire qui les classe en agréables ou désagréables, si leur charme vient du bien qu’ils lui procurent, et leur déplaisir de la fatigue sans compensation qu’ils lui imposent ? En d’autres termes, n’y a-t-il pas contradiction à soutenir à la fois que l’émotion esthétique est l’expression en termes de conscience des profits et des pertes de l’organisme, et que cette même émotion est d’autant plus nettement caractérisée qu’elle intéresse moins les fonctions vitales ? Comme si d’ailleurs toutes nos fonctions n’étaient pas vitales !

M. Grant Allen, plus préoccupé (est-ce une qualité, est-ce un défaut ?) d’inventer et de découvrir, que de se montrer versé dans les idées d’autrui, aurait certainement été amené à poser nettement cette antinomie s’il eût étudié l’esthétique de Kant. Il y a souvent profit à connaître l’histoire d’une question, sinon toujours pour savoir comment elle a été résolue, du moins pour savoir comment elle a été posée. Plus au courant du passé de l’esthétique, il eût présenté une solution plus nette à la difficulté que nous indiquons. La distinction qu’il fait comme en passant (p. 34) entre les organes nerveux du système cérébro-spinal et les autres ne met pas à l’abri de l’objection ; car quelque fondée que soit cette distinction, et bien qu’il soit vrai que les activités subordonnées à ce système puissent seules devenir esthétiques, il reste à dire pourquoi les plaisirs que la présence de certaines qualités suscite dans les plus élevés de nos sens correspondent à leur fonctionnement normal, et les peines à leur fonctionnement anormal ; pourquoi, en un mot, le beau est ce qui favorise, et le laid ce qui empêche leur activité, alors que leur caractère de sens esthétique est dû précisément à ce qu’ils semblent purs de tout intérêt vital. Les fonctions mentales ne sont-elles pas celles qui importent le plus à la vie ? D’autre part, les fonctions de nutrition et de reproduction sont hautement favorisées par les ressources de certains arts inférieurs. La beauté, l’éclat des couleurs et l’élégance des formes jouent dans la nature un rôle important comme aiguillons du désir sexuel ; et les mets rehaussés par une préparation habile aident chez l’homme très-efficacement les fonctions nutritives.