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néral. Nous n’avons pas à revenir sur cette théorie. Ce qui nous importe ici, c’est la caractéristique attribuée par l’auteur, parmi les autres émotions, aux émotions esthétiques. Suivant lui, les émotions de cette espèce particulière diffèrent des autres en ce que l’activité qui les occasionne a pour but non l’accomplissement d’une fonction vitale, mais le plaisir même de s’exercer. Quand une fonction vitale se déploie sous l’empire des nécessités de la vie, et pour le bien général du corps, ce n’est pas le plaisir qui est son excitant, c’est le besoin ; aussi l’exercice de cette fonction peut-il être agréable, mais est-il souvent accompagné de souffrance. Tel est le travail. Le travail vital est même plus souvent douloureux qu’agréable, s’il est vrai, comme on le dit ici avec Spencer, que les peines sont plus fréquentes et plus ressenties que les plaisirs. Quand au contraire une fonction vitale entre en exercice, sans y être sollicitée par les besoins généraux de l’être vivant, simplement parce que l’organe bien nourri a un surplus de forces à dépenser, cette dépense qui n’a point d’autre but qu’elle-même, pourvu qu’elle n’excède pas le pouvoir de réparation de l’organe, est accompagnée dans la conscience d’un plaisir. Tel est le jeu. Le jeu n’exige pas la présence de l’objet propre à la fonction ; un objet fictif lui suffit : il n’a point de but, ou mieux il n’a point pour but l’entretien de la vie comme le travail. Aussi, quand le plaisir qui est son unique visée lui échappe, la peine est-elle moins vive, et même le plaisir ne peut lui échapper que rarement puisque l’exercice seul de la fonction est agréable. Les plaisirs esthétiques sont donc par rapport aux peines dans une tout autre proportion que les plaisirs ordinaires par rapport aux peines ordinaires. Ils sont plus nombreux, tandis que ceux-ci sont plus rares. Plus donc une fonction sera liée aux nécessités de la vie, bref plus elle aura de connexions étroites avec la nutrition et la reproduction, plus elle sera sérieuse, moins elle se prêtera au jeu ; moins elle sera esthétique. Ce n’est pas que le jeu absorbe toute l’activité esthétique, au contraire ; il peut en quelque sorte être opposé à elle, comme le genre à l’espèce ; car une dernière particularité distingue celle-ci. L’exercice des fonctions actives peut garder le nom de jeu, par exemple l’action de lancer des projectiles quelconques sans autre but que de montrer de l’adresse, la course, la chasse à courre, etc. ; seul l’exercice des fonctions réceptives ou passives, par exemple l’occupation donnée à nos yeux et à nos oreilles pour le plaisir de les occuper, doit prendre plus spécialement le nom d’activité esthétique. — Telle est la caractéristique suprême de cette sorte d’émotions ; du reste, elles obéissent à la loi qui régit toutes les émotions et s’expliquent comme les autres, soit par une dépense normale, soit par une altération de l’organe qui en est l’occasion. « Le beau esthétique est ce qui provoque le maximum de stimulation avec le minimum de fatigue dans celles de nos activités qui sont le moins directement liées avec une fonction vitale. »

Nous allons voir tout à l’heure ce que M. Grant Allen a fait pour établir cette théorie dans le savant examen auquel il s’est livré de chaque groupe de sensations. Pour le moment, à cette expression abs-