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fois, le sort de la haute culture paraît mieux protégé contre les accidents qui ont mis à néant le monde ancien. L’induction et la technique sont de plus sûres garanties que la spéculation et l’art. Une catastrophe, comme celle d’il y a quinze cents ans, n’est plus à craindre. Les prophéties de destruction, de ruine, où se complaisent des poètes, des historiens non convertis à l’esprit nouveau, n’ont plus le sens des anciennes Apocalypses. Et lorsque Macaulay[1], dans un accès d’imagination pessimiste, se représente un voyageur de l’avenir dessinant les ruines de St-Paul, sur une arche brisée du pont de Londres, il cède à ce sentiment de mélancolie, si naturel à l’esprit antique, il méconnaît la confiance qu’a en elle-même la civilisation moderne.

Induction et technique : telle est bien la science. « Mais surtout elle a bridé l’orgueil de la spéculation. Elle a révélé les limites de la connaissance, elle a appris à ses adeptes à regarder l’univers sans vertige, du sommet aéré de la Skepsis souveraine[2]. C’est l’esprit de la « Critique », l’esprit de Kant qui est en elle. Du Bois-Reymond n’a pas cessé d’affirmer cette parenté de la « Critique » et de la science : il l’a fait, soit dans son étude[3] sur la science de Voltaire, soit dans son Essai sur les limites de la connaissance, soit dans sa brochure, Darwin versus Galiani, consacrée à l’examen du darwinisme. Partout, il s’est rangé du parti de cette méthode, qui, à ses yeux, se confond avec la science elle-même. C’est l’instinct, le pressentiment de cette méthode chez Voltaire qui lui a rendu le personnage sympathique ; c’est elle qui lui a fait marquer avec tant de netteté le double « inconnaissable » où nul effort ne pourra atteindre, à savoir l’essence de la pensée, la constitution de la matière ; c’est elle qui, devant le darwinisme, l’a retenu prudent, circonspect, non pas défiant, mais libre et maître de lui. C’est elle encore qui l’inspire dans cette esquisse historique du développement de la science. C’est elle qui lui fait repousser avec tant de résolution et de hauteur toute métaphysique, religieuse ou profane. « Pour ces rêveries, dit-il, il n’y a plus de place dans les espaces infinis : elles sont renvoyées à la géométrie imaginaire et à la quatrième dimension[4] ».

La destinée de cette civilisation est sûre, du Bois-Reymond le répète encore : il ne craint pour elle ni l’épuisement du charbon de

  1. Discours, p. 235. — Le passage de Macaulay, auquel il est fait allusion ici, se trouve dans son « Essay » sur l’Histoire des papes, de l’historien allemand Ranke.
  2. Discours, p. 233. Skepsis, doute ou examen.
  3. Die Grenzen der Natarerkenntniss. (Berlin 1876.) Cette étude a été analysée dans un travail de la Revue : « La philosophie de Voltaire d’après la critique allemande. »
  4. Discours (p. 232).