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qu’il y eût à condamner comme funeste et stérile l’effort d’une philosophie qui, si longtemps, avait dominé l’esprit public. Non qu’il s’agît d’un retour pur et simple à la doctrine même du maître de Kœnigsberg. L’histoire ne souffre guère ces réactions absolues ; et d’ailleurs, des systèmes maintenant évanouis, « la philosophie de la nature », « la philosophie de l’identité » ont, il est permis de le croire, par de vagues divinations, par d’obscurs pressentiments, préparé plus d’une des idées que les sciences positives, à leur tour, accueillent et consacrent.

Les néo-kantiens[1] n’ont prétendu, ne prétendent revendiquer que la méthode, l’esprit de la Critique, qui, pour eux, est surtout l’analyse rigoureuse de l’entendement humain, de ses lois, de son pouvoir, de ses limites. Ils y apprennent, avant d’aborder toute science particulière, quelle est la nature, l’étendue, la portée de cet esprit qui fait la science ; ils s’y forment à la discipline sévère, à la conduite de leurs facultés, à l’art de discerner jusqu’où ils peuvent atteindre, au respect et à la résignation devant l’inaccessible, devant ce que Royer-Collard appelait « la source élevée de l’ignorance. » Et, en même temps qu’ils se montrent dociles à cette sorte d’ « éthique » de l’intelligence, naît et se fortifie en eux une morale plus haute encore, je veux dire la conscience qu’au-dessus du savoir humain conquis par leur effort, s’ouvre une autre région où seuls le sentiment, l’imagination, les instincts, et les désirs obscurs de l’âme pénètrent, et pour laquelle l’esprit laissé à lui-même n’a, « ni barque, ni. voile. » Telle est la double discipline, et logique et morale, à laquelle obéissent aujourd’hui les savants et les philosophes du néo-kantisme. À elle sont dus peut-être les meilleurs, les plus sûrs, les plus durables résultats de la récente pensée allemande. Elle a, je crois, inspiré et soutenu toute cette école psychologique qui, par les travaux de Wundt, Fechner, Lotze, a constitué comme une science l’étude des phénomènes de l’esprit et de l’âme. Elle a de même suscité une ethnologie, une esthétique[2]. Elle a, chez les historiens des idées et de la culture humaine[3], éveillé des sentiments de réserve, de mesure, de défiance à l’égard des ambitions trop sublimes, de sympathie pour la longue et patiente éducation du genre humain qui rappellent le stoïcisme

  1. Sur tout ce mouvement du néo-Kantisme, le livre de don José del Perojo, El movimiento intelectual in Alemania, est important à consulter. (Voir surtout le premier chapitre.) Don José del Perojo obéit lui-même à cette tendance, et la Revue qu’il publie à Madrid, la Revista contemporanea, est l’organe de ces idées.
  2. Voir Lotze. Histoire de l’esthétique en Allemagne.
  3. Sous le nom de Culturgeschichte, un grand nombre d’ouvrages récents en Allemagne tracent un tableau de la civilisation, soit universelle, soit à des époques déterminées..