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Nous arrivons maintenant à ces emplois abusifs des pronoms par lesquels on se propose d’exalter le supérieur et d’abaisser l’inférieur. « Je et moi sont exprimés par des termes différents chez les Siamois : 1° entre un maître et un esclave, 2° entre un esclave et un maître, 3° entre un homme du commun et un noble, 4° entre des personnes de même condition ; enfin les prêtres ont une manière spéciale de s’adresser la parole. » Ce système est encore plus développé chez les Japonais, ce peuple cérémonieux à l’excès. « Au Japon, toutes les classes ont un « je » qui leur est particulier et dont aucune autre classe ne peut se servir ; il y en a un exclusivement réservé au Mikado… et un autre pour les femmes… Il y a huit pronoms de la seconde personne particuliers aux domestiques, aux élèves et aux enfants. » Quoique dans les pays occidentaux ces distinctions n’aient pas été aussi soigneusement marquées par l’emploi abusif des pronoms personnels, elles sont cependant suffisamment nettes. En Allemagne, « on se servait dans les temps anciens, pour parler aux inférieurs, de la troisième personne du singulier er ; » c’est-à-dire, pour bien marquer l’absence de rapports avec ces derniers, on avait recours à une forme oblique par laquelle on ne s’adressait pas à eux d’une façon directe ; mais on les désignait simplement en parlant, pour ainsi dire, à une personne tierce. Ensuite nous avons le fait opposé que « les inférieurs employaient invariablement la troisième personne du pluriel pour parler à leurs supérieurs ». Cette forme indirecte, qui marque la dignité du supérieur par le pluriel, augmente aussi la distance réciproque. Après avoir été d’abord un moyen de gagner la faveur des hommes puissants, elle s’est propagée comme les autres jusqu’à ce qu’elle soit devenue un moyen de propitiation générale. Dans notre propre langue où les pronoms ne sont pas devenus par abus des formes d’humiliation, nous avons seulement la substitution du vous au tu. Ce vous, après avoir été autrefois une expression laudative, a perdu, en se répandant parmi toutes les classes de la société, toute signification cérémonielle. Une preuve qu’il était employé dans les temps antérieurs pour marquer la dignité, c’est qu’en France, pendant la période mérovingienne, où l’usage du vous n’était pas encore solidement établi, les rois ordonnèrent de s’adresser à eux en se servant du pluriel. Quiconque refuse d’admettre que l’appellation vous ait été employée autrefois pour exalter la personne à laquelle on s’adresse, changera d’opinion en observant cette perversion du discours sous sa forme primitive et plus emphatique. À Samoa, par exemple, on dit à un chef : « Vous deux, êtes-vous venu ? » ou : « Vous deux, partez-vous ? »

Puisque les manières d’adresser la parole expriment par des mots