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herbert spencer. — études de sociologie

d’être employée de même vis-à-vis des souverains jusque dans les temps modernes.

Dès les époques les plus reculées, cette coutume de se dire le serviteur de la personne revêtue de l’autorité suprême s’étendit aux personnes revêtues d’une autorité inférieure. Amenés devant Joseph, ses frères, poussés par la crainte qu’il leur inspirait, se disent ses serviteurs et ses esclaves ; ils ajoutent même que leur père aussi est son serviteur et son esclave. Bien plus, il y a des preuves que cette formule employée en adressant la parole s’étendit aux relations entre égaux ; voyez Juges, xix, 19. Pour montrer comment ces locutions se sont répandues parmi les peuples de l’Europe, il suffira de citer quelques exemples pris dans les différentes phases de l’histoire. C’était une locution commune chez les courtisans français du xvie siècle que celle-ci : « Je suis votre serviteur et l’esclave perpétuel de votre maison. » Dans les temps passés, on se servait aussi chez nous d’expressions indirectes de servitude, telles que : « À vos ordres ! » « Toujours aux ordres de Votre Honneur ! » « Avec toute l’humilité d’un serviteur ! » etc. De nos jours, ces expressions sont rarement employées dans le discours sinon d’une façon ironique ; mais nous écrivons encore : « Votre obéissant serviteur ! » « Votre humble serviteur ! » et ces formules réservées surtout pour les occasions où l’on veut maintenir la distance disent souvent, pour cette raison, le contraire de ce qu’elles semblent dire.

C’est une vérité bien connue que les mêmes locutions propitiatoires sont employées dans un but religieux. Dans l’histoire des Hébreux, les hommes sont nommés les serviteurs de Dieu, comme ils sont nommés les serviteurs du roi. On y dit que les peuples voisins servent chacun leurs divinités, absolument comme on dit que les esclaves servent leurs maîtres. Dans différents cas, ces rapports avec le maître visible et le maître invisible sont exprimés d’une façon parallèle. Ainsi nous lisons que « le roi a accueilli la demande de son serviteur, et ailleurs que « le Seigneur a racheté son serviteur Jacob ». C’est pourquoi l’expression « ton serviteur », telle qu’elle est employée maintenant dans le culte, a une histoire parallèle aux histoires de tous les autres éléments du cérémonial religieux.

Nous observerons ici que l’expression « ton fils » adressée à un souverain, à un supérieur ou à une autre personne équivaut originairement à « ton serviteur ». Si nous nous rappelons que dans les sociétés les moins avancées les enfants vivent seulement par tolérance de leurs parents, et que dans les groupes patriarcaux dont les sociétés civilisées de l’Europe sont issues le père avait droit de vie et de mort sur ses enfants, nous voyons qu’il n’y avait aucune