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herbert spencer. — études de sociologie

place les saluts en action par des saluts en paroles. En Russie, même à notre époque de despotisme modéré, les pétitions commencent par ces mots : « Un tel se frappe le front contre terre, » et les pétitionnaires sont appelés « frappeurs de front ». À la cour de France, jusqu’en 1577, c’était la coutume de dire : « Je baise les mains de Votre Grâce, » ou : « Je baise les pieds de Votre Seigneurie. » De notre temps même, l’étiquette de l’Espagne où les coutumes orientales léguées par le passé survivent encore, prescrit que, quand vous vous levez pour prendre congé d’une dame, vous devez dire : « Madame, je me mets à vos pieds ; » à quoi elle répondra : « Monsieur, je vous baise la main. »

D’après ce que nous avons dit auparavant, on pouvait en vérité conjecturer d’avance que les formules employées en adressant la parole auraient cette origine et ces caractères. À côté des autres manières de gagner la faveur du vainqueur, du maître et du chef, il y aura naturellement des discours qui, étant d’abord l’aveu de la défaite puisqu’ils représentent par des paroles l’attitude du vaincu, donneront peu à peu naissance à différentes phrases où les hommes reconnaissent leur état de servitude. On peut donc induire que les formules pour adresser la parole, ayant une telle origine, exprimeront en général d’une façon claire ou vague que nous sommes la propriété ou les serviteurs de la personne à laquelle nous nous adressons.

Parmi les discours propitiatoires, il y en a qui, au lieu de décrire la prosternation imposée par la défaite, décrivent l’état résultant de la défaite ; ils renferment l’aveu que nous sommes à la merci de la personne à laquelle nous nous adressons. Les Tupis cannibales nous fournissent un des exemples les plus étranges. Tandis que d’un côté un guerrier crie à son ennemi : « Puissent tous les malheurs fondre sur toi, ma chair ! » le captif Hans Stade, d’un autre côté, était obligé de dire, en approchant d’une demeure : « Moi, votre aliment, je suis venu ! » L’abandon verbal de la vie prend d’autres formes en d’autres endroits. On assure qu’en Russie les pétitions adressées au czar dans les temps anciens commençaient par ces mots : « N’ordonnez pas que nos têtes soient coupées, ô puissant seigneur ! parce que nous osons nous présenter à vous, mais écoutez-nous ! » Quoique je ne puisse pas avoir la confirmation directe de cette assertion, elle est confirmée indirectement par le dicton encore en usage : « Qui va chez le czar risque sa tête » et par ces vers :

Mon âme est à Dieu,
Ma terre est à moi,
Ma tête est au czar,
Mon dos est à toi.