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ni lui faire honneur de tout le travail de ses successeurs, il est permis de rappeler qu’un de ses meilleurs chapitres porte déjà ce titre : de l’Association des idées, et contient une très-nette indication du rôle de l’association et de l’habitude dans notre vie mentale. Il est de mode, ai-je dit, de le traiter de superficiel : le reproche n’est pas entièrement immérité, mais il est singulièrement exagéré. En relisant Locke sans parti pris, je suis, au contraire, frappé du grand nombre d’idées entrevues par lui et qui depuis ont fait fortune. Je laisse de côté le petit traité de la Conduite de l’entendement, inconnu chez nous et qui, tout inachevé, tout incohérent qu’il est, est plein de vues toutes modernes et de passages remarquables[1]. Je m’en tiens au seul Essai, et je suis surpris, en le feuilletant, de l’influence qu’il a exercée sur le cours ultérieur de la philosophie, de tout ce qui a été pensé depuis deux siècles, qui ne pouvait l’être qu’après lui.

Personne n’a plus fait que Locke pour compléter l’œuvre d’émancipation de Descartes. En empêchant les esprits, à peine délivrés de la scolastique, de s’endormir à nouveau dans le dogmatisme cartésien, il a contribué à conserver à la pensée philosophique la plasticité qui venait de lui être rendue, en même temps qu’il lui ouvrait un nouveau champ de recherches. Sans lui, en effet, le grand mouvement de pensée produit par Descartes eût été moins varié et fût demeuré exclusivement métaphysique. La psychologie moderne n’en serait point née, parce que rien n’était moins dans le vrai esprit cartésien que cette anatomie de l’esprit, cette minutieuse analyse des opérations mentales. Toute l’idéologie anglaise et française procède de Locke[2]. Non que ses défauts ne soient nombreux. Par horreur de la pédanterie et du jargon, il écrit une langue qui, à force de vouloir être celle de tout le monde, manque trop souvent d’exactitude, de propriété et de rigueur. Son argumentation a aussi beaucoup vieilli ; mais qu’importe ? Il était de son temps et ne pouvait répondre qu’aux objections que pouvaient lui faire ses contemporains. Si nous sommes en état d’en faire d’autres aujourd’hui, c’est

  1. Ce traité est un peu à l’Essai sur l’entendement ce que sont au Discours de la méthode et aux Méditations, les Règles pour la direction de l’esprit. — Beaucoup de passages, notamment sur les rapports de l’entendement avec la volonté, font aussi songer à Kant : Locke fait appel au courage intellectuel nécessaire pour rompre avec les préjugés régnants, presque dans les termes mêmes de l’admirable opuscule intitulé : Was ist Aufklärung : « Sapere aude. — Habe Muth dich deines eigenen Verstande zu bedienen. » Edition Hartenstein, t. IV, p. 159.
  2. Voir surtout un remarquable article de J. Stuart Mill (London Review, avril 1835), à propos d’un discours du professeur Sidgwick, sur les études de l’Université de Cambridge. — Article réimprimé dans les Dissertations and Discussions, vol. I, p. 114-117 (1867).