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pèche par omission, mais la critique a plus souvent à le compléter qu’à le reprendre, à signaler ce qu’il oublie qu’à rejeter ce qu’il affirme.

Il semble qu’il ait regagné en sûreté de vue ce qui lui manquait en profondeur : c’est l’avantage des esprits positifs. Du reste, rien ne serait plus injuste que de le représenter comme un penseur à courte vue[1]. En certaines matières, il a vraiment dit tout l’essentiel, a porté ses regards aussi loin qu’il se pouvait faire du point de vue exclusivement utilitaire, qui était le sien. Il est des cas où une vérité unique vue nettement et fortement exprimée rend plus de service qu’un système.

En économie politique, où les considérations utilitaires sont de mise plus que partout ailleurs et prédominent de plein droit, Locke n’est pas moins clairvoyant qu’en médecine. Dès l’âge de 29 ans (1671), nous le voyons méditer sur la question des taxes et émettre, soit dans des lettres, soit dans des notes qui vingt ans plus tard devaient passer dans son traité sur l’Abaissement de l’intérêt… les premiers arguments qui aient été produits en faveur du libre échange. Ce n’est pas une gloire médiocre pour lui d’avoir été à peu près le premier en date des économistes anglais et d’avoir entrevu, dans le domaine si vaste et alors si confus de cette science, ce qui après deux siècles de polémique allait en devenir l’idée maîtresse, presque le dogme fondamental. À vrai dire, il n’a pas revendiqué toute la liberté commerciale : il a cru, comme tous ses contemporains, à la nécessité de protéger l’industrie nationale ; mais il réclame hardiment le libre commerce de l’argent. Il y a quelque chose de la manière de Frédéric Bastiat dans la verve lucide avec laquelle il s’attaque à des sophismes dont tous les esprits ne sont pas encore délivrés, touchant le vrai rôle de la monnaie et les vraies sources de la richesse publique. Il semble particulièrement à l’aise dans ces questions, où il faut surtout du bon sens, de la perspicacité et le mépris des préjugés régnants. En pleine crise monétaire, il s’élève de toutes ses forces contre les expédients de monnayage et autres remèdes fictifs : ses arguments portent et sont restés. De même, au milieu d’une violente réaction de l’opinion contre les abus de l’usure, il a le courage de démontrer qu’aucune fixation arbitraire. du taux de l’intérêt ne saurait être une

  1. C’est en France, je l’ai dit, la tendance générale, mais non pourtant universelle. M. P. Janet qui a grandement contribué à nous faire connaître Locke, l’a toujours jugé avec beaucoup de respect et de sympathie : sympathie pour sa théorie politique, respect pour la philosophie de l’Essai. Il a proclamé hautement son originalité et son importance historique. — V. P. Janet, Histoire de la science politique, t. II, p. 319 à 344. Voir aussi dans la Revue des Deux-Mondes, 1875, un article sur La philosophie anglaise au xviie siècle.