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J. LOCKE

D’APRÈS DES DOCUMENTS NOUVEAUX[1]



II. L’ŒUVRE DE LOCKE ET SON ROLE PHILOSOPHIQUE.




Ceux pour qui le génie est une faculté surhumaine, un don à part, doivent penser, en lisant la vie de Locke, que peu d’hommes célèbres en ont été plus dépourvus. Nulle précocité, pas même une vocation décidée. À trente ans et au delà, il ne sait pas encore s’il sera clergyman ou médecin ; un moment il est diplomate, puis homme politique, partagé à tout instant entre les occupations les plus diverses. Jamais philosophe ne s’est moins absorbé dans ses pensées, n’a plus vécu de la vie de tout le monde. Homme d’action autant ou plus qu’homme de méditation, il ne se propose pas d’emblée un objet d’étude spéculative : c’est la pratique qui le conduit à la théorie. Mêlé aux troubles religieux, aux luttes politiques, à l’administration, il est amené par les circonstances à toucher à tout. Mais, en toute question, les difficultés pratiques soulèvent les problèmes théoriques ; le pouvoir dépend du savoir, et le remède suppose la connaissance du mal. C’est ainsi que Locke devient philosophe. Il l’était, il est vrai, par tempérament, en ce qu’il avait l’esprit curieux et libre, une entière sincérité vis-à-vis des autres et de lui-même, l’humeur d’un vrai sage. Mais ces qualités manquaient chez lui d’audace, de grandeur. Il était trop tempéré. Si rare que soit cette disposition qu’il avait « à suivre exclusivement la raison dans toutes les affaires de la vie, petites et grandes, et en toutes ses opinions[2], » il faut quelque chose de plus ou de moins pour enlever d’abord l’admiration. Locke n’a ni l’inspiration de Platon, ni la profondeur d’Aristote, ni la puissance systématique de Descartes, ni les témérités superbes et l’omniscience de Leibnitz, ni la vigueur de Kant. N’étant pas de force à oser autant, il ne pouvait s’élever aussi haut. Il avait trop de raison pour avoir autant de génie.

  1. Voir le numéro précédent de la Revue.
  2. Lady Masham, dans Fox Bourne, t. II, p. 540.