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espinas. — études de psychologie comparée

série de phénomènes, il ne semble pas suffisant de les déclarer différents en degré les uns des autres. Au fond les deux expressions : différence de degré et différence de nature, comportent un sens très-large ; à des choses identiques nous donnons des noms divers quand les proportions changent ; par exemple, une compagnie, un régiment, une armée, — un campement de sauvages, un village, Paris ou Londres, sont des choses différentes en nature, et l’ivresse n’est pas plus la folie que le regret n’est le désespoir. Il se pourrait qu’il n’y ait sous ce grand débat qu’une querelle de mots.

L’essentiel est que l’homme soit rassuré sur sa primauté. Mais, pour lui donner ce sentiment de sécurité dans la possession du premier rang, il n’est pas nécessaire de recourir aux subtiles distinctions où M. Vignoli s’est embarrassé et que l’on rencontre avec peine dans un ouvrage si large comme conception générale, si abondamment et si éloquemment écrit. L’auteur croit-il sérieusement que si ces distinctions étaient réduites à des intervalles quantitatifs, nous courrions risque de voir les animaux actuels rompre les barrières qui les séparent de nous et nous dépasser dans la voie de la perfection ? Est-ce pour effrayer les imaginations faibles ou par une crainte que de très-récentes études biologiques expliqueraient seules, qu’il considère comme possible la transformation des intelligences des chauves-souris en intelligences humaines ? Il est vrai que, pour un psychologue persuadé comme M. Vignoli de la libre et irrégulière manifestation de l’activité psychique à travers le règne animal indépendamment de la structure organique (p. 41), tout est possible en fait de métamorphoses. Il y a cependant un fait qui devrait l’avertir de l’invraisemblance de telles hypothèses. Quand la civilisation rencontre dans son extension progressive une peuplade sauvage, il faut que celle-ci se soumette ou périsse, et, soumise, elle périt encore : que sont devenus les Indiens de l’Amérique du Nord au contact des populations Européennes ? Ce que des hommes n’ont pu faire, à savoir lutter contre les races humaines civilisées, est-ce que des animaux, quels qu’ils soient, en les supposant cent fois plus intelligents qu’ils ne le sont, peuvent seulement songer de l’entreprendre ? Or, pour se développer en paix à côté de nous et trouver les loisirs nécessaires à un progrès que leur structure cérébrale leur rend d’ailleurs à jamais impossible, il. faudrait qu’ils nous eussent vaincus dans la lutte pour l’existence. C’est là une idée aussi ridicule que celle de ce successeur de notre race que nous devons rencontrer un jour, dit Quinet, « au coin d’un rocher, » tout prêt à nous supplanter dans la domination de la terre.

A. Espinas.