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intellectuel et moral d’un ordre déterminé chez les individus d’élite ; ce qui nous paraît digne de remarque, c’est la présence de l’instinct constatée et admise dans une large mesure là où les partisans de la doctrine thomiste ne veulent voir d’ordinaire qu’une intelligence raisonnante qui aurait absorbé tout le reste. Tissot reconnaît que l’enfant et dans bien des cas l’adulte lui-même raisonnent comme il montre que l’animal le fait, c’est-à-dire en passant du particulier au particulier. Après avoir raconté la merveilleuse histoire de cette chatte blessée à Malakoff qui allait elle-même se faire panser à la tente du major, il ajoute : « Nous-mêmes, dans des cas analogues, ne procédons pas d’autre manière ; nous ne procédons point par idées générales et par propositions ; nous ne raisonnons pas à proprement parler » (p. 234). Nous concluons cependant. Des passages comme celui-ci sont la meilleure réfutation de ceux où l’auteur se fâche contre les psychologues qui admettent des degrés dans la raison. « La raison, s’écrie-t-il, est indivisible comme les idées qui lui sont propres : on n’a point, par exemple, la moitié, le tiers ou le quart d’une idée ontologique, des idées de réalité, d’existence, de cause et d’effet ! » Il est vrai qu’il ajoute bien vite avec son bon sens et sa bonne foi : « Toute la différence entre un être raisonnable par nature et un autre, c’est que l’un peut n’avoir ces sortes d’idées qu’à l’état concret ou d’enveloppement, tandis que l’autre les possède à l’état abstrait ou de dégagement et, par suite, avec plus de lucidité » (p. 210). Enveloppées ou développées, ils les ont donc tous les deux. Bien difficile serait l’avocat des bêtes qu’une pareille déclaration ne contenterait, pas !

Quant aux idées morales, le traducteur de la « Métaphysique des mœurs » ne transige point, du moins en principe. « Par suite du défaut de la réflexion, de la connaissance de soi-même, de sa nature, de sa destinée, de ses rapports avec le souverain Maître de toutes choses, l’animal ne peut pas non plus avoir une morale réfléchie, ni une morale religieuse. Et, comme il est d’autre part étranger aux notions de justice et de bienveillance, il est par le fait une créature non morale » (p. 89). Rien de plus catégorique. Et cependant, à lire le chapitre si nourri de faits que l’auteur a consacré à l’étude des sociétés animales, on ne peut s’empêcher d’y voir la trace de ses sympathies personnelles pour les animaux, qui étaient vives, et comme une sourde opposition faite par lui-même à ses propres doctrines. Le ton de ces récits contredit la thèse qu’ils sont appelés à soutenir, ou plutôt, en présence des faits, la thèse est oubliée, et, à défaut de conclusion, — car pendant de longues pages on la cherche en vain, — c’est presque la thèse contraire qui bénéficie de cet excel-