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car ce qui blesse leur instinct du bonheur les frappe au cœur. Or cet instinct, ils ne le satisferont pas : le bonheur n’est-il pas de sa nature tout autre chose qu’un but ? De n’avoir point été calculé, pesé, apprécié et comme payé d’avance, mais d’être imprévu et naïf, n’en est-ce pas l’assaisonnement nécessaire, l’élément principal peut-être ? Le proverbe a raison de dire que la fortune vient à ceux qui dorment : et, pour parler comme l’anthologie grecque, la joie est semblable au papillon, fuyant l’enfant qui le poursuit et se posant sur la fleur qui l’ignorait.

Au contraire, il n’en est pas de l’humour comme de l’art tragique, et M. Bahnsen n’a pas tort d’y voir la justification de son pessimisme, si toutefois le jugement que l’humoriste porte sur la vie n’est pas un jugement hâtif et encore incomplet.

L’humour, dit M. Bahnsen, est le contre-pied de l’art : il y a entre eux le même rapport qu’entre l’enfance avec ses illusions et l’âge mûr avec sa virile tristesse. — Il est vrai : l’art nous plaît parce qu’il nous enlève à la vie réelle et sérieuse, pour nous ravir dans quelque monde idéal, et l’humour est sombre parce qu’il ne peut détacher ses regards des laideurs de la réalité. Il la raille, il en analyse les biens prétendus, gloire, richesses, pouvoir, beauté et le reste ; il les réduit à leurs éléments ; et, ainsi décomposés, il nous montre ce qu’ils sont, et n’est satisfait que s’il nous dégoûte et d’eux et de nous-mêmes, qui nous y sommes attachés. Mais, par cela seul qu’il méprise le réel, il déclare qu’il possède un idéal ; quand Méphistophélès veut railler la beauté de Marguerite, il faut qu’il nous rappelle l’infinie puissance du Créateur et qu’il évoque en nous quelque vague idée des chefs-d’œuvre qui en auraient pu sortir et devant lesquels pâlirait celui-là : « Après tout, quand un Dieu s’est donné pendant sept jours un mal de diable et qu’ensuite il s’est dit : Bravo ! il doit en résulter quelque chose d’assez réussi ! »

C’est donc au nom de l’idéal que l’humour insulte le réel. — Or cette insulte, c’est déjà une comparaison, c’est un premier lien entre les deux. Si l’humoriste dédaignait le monde entièrement, pourquoi ne le fuirait-il pas ? pourquoi ne pourrait-il en détacher ses yeux ? Il s’irrite contre le réel ; c’est donc qu’il s’y intéresse. Il s’indigne de le voir si éloigné de l’idéal ; c’est donc qu’il voudrait le voir s’en rapprocher ; il déclare par le fait qu’à ses yeux ce rapprochement devrait se faire. Il a comme un pressentiment de la dignité du réel et du caractère impératif de l’idéal. C’est par là qu’il dépasse l’art.

Mais cette union de l’idéal et du réel, la croit-il possible ? L’amer-