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rable, pour diminuer son éloignement à l’égard du devoir, ainsi en lui montrant, par son propre exemple, que ce devoir ne rend pas l’homme absurde ni insensible, mais au contraire meilleur, d’une bonté plus noble et plus délicate que jamais.

Cherchons donc des arguments plus solides. — Il est difficile de s’arrêter sur des propositions comme celle-ci : qu’il y a parfois des devoirs contradictoires, puisque c’est un devoir de réparer les fautes passées, et que cette réparation ne peut se faire qu’aux dépens de certains devoirs ; ce qu’on exprime vulgairement ainsi : toute faute engendre nécessairement de nouvelles fautes. Si c’est là, en effet, une excuse commode pour les âmes faibles qui veulent se réformer à petit bruit, sans avouer leurs fautes par une conversion décisive et sans perdre les avantages de leurs immoralités passées, c’est en revanche une mauvaise thèse à soutenir devant ceux qui croient simplement ceci : qu’en chaque instant de la vie nous avons un devoir précis, exigible hic et nunc, que ce devoir n’est jamais une action coupable, et que qui l’accomplit rentre par là même et de plein saut dans la voie droite. — Au fond d’ailleurs, en un pareil sujet, il n’y a qu’un argument qui pût valoir, car un devoir est toujours, quoi qu’on fasse, une proposition comme une autre, et soumise aux lois ordinaires du raisonnement ; et celui qui prétend, avec M. Bahnsen, que la détermination d’un devoir est chose plus haute, et supérieure au raisonnement, a en réalité comme tous les hommes ses raisons qui le décident ; seulement elles sont obscures, et pour lui, et pour les autres. Il faudrait donc ici montrer, par une analyse convenable, que tels devoirs, simultanément donnés, sont contradictoires, c’est-à-dire de deux choses l’une : ou qu’ils se déduisent de deux principes premiers également vrais, de deux lois morales simultanées et contradictoires ; ou bien qu’ils se déduisent d’un seul principe, et qu’une seule et même loi morale, en deux de ses applications simultanées et en un même sujet, se contredit : c’est-à-dire que d’une même proposition, à l’aide de deux groupes de prémisses simultanément présentes dans un même esprit, on peut tirer deux conséquences contradictoires : ce qui suppose que les prémisses sont contradictoires et vraies à la fois. En toute manière, il faudrait rejeter le principe de contradiction. Eh bien ! c’est ce que fait au fond M. Bahnsen : il déclare que la volonté, par essence, se contredit elle-même. La logique ordinaire, pense-t-il, n’a pas présidé à la création des choses par la volonté, car le monde est absurde ; elle ne règle pas davantage leur développement dernier, car la vie du héros tragique, la vie morale, est nécessairement un tissu de contradictions. Son domaine est entre deux : elle règne en maîtresse chez les gens