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burdeau. — le tragique comme loi du monde

la libre fantaisie, et nous nous y jouons, ainsi que le dit Schiller, comme les dieux grecs se jouent dans le monde réel.

Ainsi donc, une tragédie n’est point ce spectacle décourageant dont parle M. Bahnsen : mais plutôt, en relevant notre espoir au-dessus des petitesses de la vie commune, en nous donnant à éprouver par notre propre expérience les grandes choses qui se passent dans l’âme d’un héros, elle nous fortifie pour la vie morale. D’ailleurs, quand elle serait vraiment pessimiste, quand toute aventure tragique serait au fond un insoluble conflit de devoirs, l’art tragique n’a ni pouvoir ni mission de nous renseigner sur la nature des choses. En résumé, la question demeure entière, de savoir si la vie réelle est tragique, comme l’entend M. Bahnsen, si tout devoir véritable est double et contradictoire, et si même il peut jamais se produire des conflits insolubles de devoirs.

L’existence de tels conflits est tout à fait nécessaire pour la théorie de M. Bahnsen ; à vrai dire, c’en est la base. Mais M. Bahnsen ne nous en cite que peu d’exemples : ceux qu’il emprunte au théâtre ne prouvent rien pour la vie réelle, car le conflit peut être supposé insoluble par convention, et il en est dans la réalité d’assez embarrassants pour justifier suffisamment cette convention-là ; et quant à ses autres exemples, ils sont vraiment assez faciles à résoudre. Prenons celui du soldat père de famille : M. Bahnsen ne le donne pas sans un air de satisfaction ; le dernier des « Philistins », pense-t-il, y sera sensible (p. 57). — Le Philistin aura, je crois, tort. En de pareils problèmes, qu’on s’en souvienne, combien la solution n’est-elle pas claire, quand chacun entend son devoir ! Si la femme dit : Pars ! qui la blâmera ? Tout sera dit. Et elle n’aura pourtant pas, avec ce mot, enlevé un devoir à son mari, car cela n’est au pouvoir de personne. Seulement elle aura compris, déclaré] et ainsi rendu sensible à tous, ce qui eût été sans cela la vérité, mais une vérité obscurcie : que la famille n’est ni au-dessus ni au dehors de la patrie ; qu’elle en est ; que les deux devoirs ne se séparent pas ; que servir la patrie, c’est une autre façon de servir la famille, et dans ses intérêts les plus élevés. Car on comprend une famille sans soutien, sans pain : moralement, elle n’est pas détruite. Mais une famille qui vit d’une lâcheté : cela peut subsister encore comme groupe physique, cela n’a plus ni existence ni nom devant la loi morale. — Mais si la femme méconnaît son devoir ? Eh bien ! en quoi la conduite d’un agent moral peut-elle changer le devoir d’un autre ? Ce dernier a seulement un devoir de plus : c’est de faire que la loi soit désobéie, même hors de lui, aussi peu que possible, de faire comprendre le devoir à qui ne l’entend pas encore ; à tout le moins de lui rendre le sacrifice tolé-