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savoir qu’une seule chose pourrait lui ravir le cœur de Chimène : une lâcheté. Et Chimène, dont la situation est toute pareille, pour résoudre le conflit, que fait-elle ? Elle poursuit Rodrigue, mais elle ne cesse pas de l’aimer ( « Va, je ne te hais point ! » ). À son devoir, elle consacre tous ses efforts ; ses actes appartiennent à son père ; mais son amour demeure à qui l’a mérité. Elle s’attachera à perdre Rodrigue, tant qu’il lui restera quelque recours ; et quand son impuissance sera démontrée, quand Rodrigue sera devenu l’invincible et l’inattaquable Cid, quand son devoir à elle aura été en quelque sorte épuisé, elle demeurera ce qu’elle fut pendant l’épreuve, amante fidèle ; et cet amour, qui entre deux héros n’est plus une simple passion, sera son unique devoir. Car dans Corneille l’amour (tant les causes en sont nobles) s’élève jusqu’à devenir un devoir. Ici donc, l’héroïsme a répondu à tout, il a suffi à toutes les difficultés ; par lui seul, les héros sont sortis de ce qui pour nous était un labyrinthe de malheurs et de fautes inévitables. — Et Iphigénie en Aulide. Le dévouement, qui n’est pas un « replâtrage », n’est-il pas parfaitement heureux ? Mais, dit M. Bahnsen, Thoas est sacrifié. Je dis que Thoas lui-même est heureux, car il a perdu cette illusion, coupable au fond, qu’un bienfait donne des droits au bienfaiteur, et l’amour à l’amant. Mais surtout, ce qui a un sens profond, c’est que ce dénoûment heureux n’a été atteint que pour une raison : parce qu’Iphigénie a dédaigné d’être habile et n’a voulu être que fidèle à ses devoirs, et envers sa déesse, et envers son hôte. — Enfin, dans Polyeucte, après que l’amour et la foi ont semblé se combattre, Pauline voyant dans la religion nouvelle comme une rivale, et Polyeucte « ne regardant Pauline, — Que comme un obstacle à son bien », c’est-à-dire à sa conversion ; au moment où, l’une suivant son devoir d’épouse, et l’autre son devoir de chrétien, ils semblent près de se séparer, n’est-ce pas l’amour qui soudain ouvre les yeux de Pauline, qui l’élève jusqu’à la divination de la vérité, jusqu’à la foi ? et n’est-ce pas par son martyre que Polyeucte a sauvé celle qu’il aimait, et réalisé le suprême souhait de son cœur, l’accord de son amour avec sa foi ? Où l’héroïsme a-t-il jamais mieux fait éclater sa toute-puissance ? Et en regard, Félix semble n’exister là que pour montrer la petitesse, l’impuissance ridicule de l’habileté vulgaire, dépaysée au milieu de ces héros, en face de cette sagesse sublime, qui connaît le devoir et ignore le reste.

Il en est ainsi de toute tragédie : chacune construit un de ces mondes possibles, dont parle Leibnitz. De ces mondes, les uns sont bons et désirables, les autres sont effroyables. Mais tous nous plaisent (et c’est là leur destinée unique), ils nous plaisent par un attrait commun : ils nous font oublier la réalité pesante, ils sont l’œuvre de