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d’elles-mêmes, âmes compliquées et à peine organisées, où de grandes pensées peuvent être combattues, vaincues par les plus mesquines, où rien n’est en sa place, où il n’y a ni hiérarchie entre les mobiles de conduite, ni ensemble, ni force, ni beauté. L’homme, au contraire, qui est sorti de ce chaos, qui a mis de l’ordre dans ses principes, qui a son idée maîtresse et qui s’est fixé sa direction ; l’homme dont l’âme, si riche qu’elle soit, a un centre qu’elle s’est donné et une unité qu’elle s’est faite, celui-là est un héros, ou il est prêt à le devenir. Mettre en lumière cette unité et cette énergie de l’âme héroïque, voilà tout le but de la tragédie. — C’est pourquoi, du monde où vit le héros, nous ne voyons que les éléments propres à faire valoir sa puissance ; ou, pour mieux dire, ce monde n’a pas d’autres éléments. — C’est pourquoi encore le héros n’a pas besoin, quoi qu’en dise M. Bahnsen, d’être moral, mais seulement d’être fort et d’être grand. Il peut être un monstre, comme Richard III ; ou un réprouvé, comme Iago ; ou un coupable, mais digne de pitié et d’excuse, comme Othello et Oreste ; ou une âme pure, comme Iphigénie, Desdémone, Pauline. Si le héros moral surpasse, peut du moins surpasser l’autre en beauté tragique, c’est uniquement parce que la force est plus indomptable, qui est au service du droit, que la force travaillant pour le mal : celle-ci ne triomphe que par des artifices, par des moyens étrangers ; l’autre tire ses moyens d’elle-même ; l’une, vaincue, périt tout entière ; l’autre, jamais : le destin pourra bien enlever à Œdipe sa couronne, l’accabler sous la honte ; mais il est une chose qu’avec toutes ses menaces il ne peut pas : c’est de le faire reculer ; comme jadis en face du sphinx, l’intrépide chercheur d’énigmes préfère encore au salut, au repos de l’ignorance, la vérité. — C’est aussi pour mieux faire ressortir la force du héros que la tragédie le met aux prises avec ce qu’il y a de plus fort en ce monde, avec le sort, ou mieux avec une partie de lui-même. — Pour les mêmes raisons encore, aux âmes déjà pleinement disciplinées et où l’unité, s’étant établie de longue main et loin de nos regards, peut sembler factice et extérieure (tragédie du xviiie siècle), elle préfère l’unité vivante, mobile, en voie de se faire, qui sans cesse semble près de se disperser, et toujours se maintient, d’un Hamlet : plus les éléments qui la forment sont énergiques et prêts à la révolte, plus la force qui les unit fait éclater sa grandeur. — De même enfin, nous ne voulons point que la moralité du héros nous frappe plus par ce qu’elle a de correct que par ce qu’elle a de puissant ; le devoir en lui doit moins agir comme une règle que comme un ressort ; et Goetz de Berlichingen avec sa rudesse, le Cid avec son humeur impétueuse, sont plus tragiques que le sage Sévère ou le pieux Enée. Aristote avait raison : le héros