Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/599

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
589
burdeau. — le tragique comme loi du monde

M. Bahnsen s’accorde avec Kant en deux points essentiels : il reconnaît à l’art, au jugement esthétique, un caractère désintéressé ; et surtout il admet la supériorité de la raison pratique à l’égard de la raison théorique, quand il dit : « Nulle théorie ne nous délivre de nos obligations. » Eh bien ! c’est dans le sens de Kant, et à l’aide de ces deux idées, qu’on peut retourner la doctrine de M. Bahnsen[1]. Tant il est vrai que le pessimisme, beaucoup plus que tout autre système philosophique, ne naît pas spontanément des faits, mais est affaire d’appréciation personnelle et presque d’humeur.

La tragédie est une œuvre d’art/avoue M. Bahnsen, et l’humour est un art aussi. Ce simple mot peut nous mener assez loin. — M. Bahnsen aurait certes pu marquer avec plus de force ce caractère esthétique de la tragédie : il a été retenu, semble-t-il, par sa tendance à ne reconnaître d’art que riant et optimiste, et de beauté que gracieuse. Mais il est des conditions plus essentielles à l’art et auxquelles la tragédie pourra satisfaire. Et elle y satisfait ; ne le sentons-nous point par les émotions dont elle nous agite et par ce qu’il y a en elles de délicieux, de désintéressé, de « purifié », comme le dit profondément Aristote ? Si chaque tragédie était pour nous une leçon, une révélation pessimiste, une prophétie du sort lamentable qui nous attend, d’où viendrait donc ce plaisir que nous trouvons à de tels spectacles, cette suspension momentanée de tout souci, ce sentiment de soulagement et presque de délivrance, que nous éprouvons en entrant dans un théâtre, comme si à la porte nous laissions la vie réelle et ses chagrins, alors que la philosophie pessimiste nous accable d’une telle tristesse ? — Et cette terreur, cette pitié dont nous sommes touchés à la vue du héros tragique, si elles sont accompagnées d’un retour sur nous-mêmes, si elles sont sérieuses, d’où vient ce qu’elles ont de doux et d’agréable ? Non, ce n’est pas sur nous que nous pleurons, ni pour nous que nous tremblons, mais bien pour le personnage tragique : nos douleurs ici ne sont plus que sympathiques ; en se « purgeant » de tout égoïsme, elles ont perdu leur amertume. Nous ne vivons plus en nous, mais dans autrui ; nous nous sommes enfin oubliés, assez pour entrer dans un monde nouveau.

Cari la tragédie, comme tous les arts, crée un monde nouveau. En quoi, nouveau ? En ce qu’il est un monde de héros. — Les âmes vulgaires sont ces âmes indécises, qui n’ont pas encore pris possession

  1. La doctrine de Kant, en ce qui touche aux questions d’esthétique dont il s’agit, a été développée par Schiller : Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, de la Cause du plaisir que nous prenons aux objets tragiques, de l’Art tragique, du Pathétique.